Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 13.djvu/805

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jour sur le sol, d’où rien ne l’arrachera plus ; elle y a vieilli à son tour, préparant les semences d’un avenir incomparable : là vit cette « âme canadienne » qui est une conserve de l’âme française, attendant, — on ne sait quel retour impossible, comme la sentinelle du « Vieux Soldat » d’Octave Crémazie :


Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas ?


Ce colon a travaillé et il a peuplé. Il a obéi à la loi qui domine le plus naturellement la destinée humaine ; où il y a de la terre, les hommes naissent ; car la terre veut l’homme et l’homme veut la terre. Quand la terre arable se raréfie ou se divise trop, les familles meurent. La race française fut donc, au Canada, la race prolifique, s’il en fut jamais.

L’histoire du peuplement de la Nouvelle-France est, aujourd’hui, parfaitement connue : grâce aux recherches des Garneau, des Sculte, des Casgrain, des Salone, on a dressé, nom par nom, la liste des familles françaises au Canada, et on a pu suivre leur destinée. Depuis le jour de l’année 1617 où le sieur Etienne Jonquest, natif de Normandie, épousa la fille aînée du sieur Hébert, la multiplication des familles commença, et la fille du sieur Hébert, qui épousa, en 1621, le sieur Couillard, si elle « revenait » aujourd’hui, trouverait les Couillard, ses enfans, répandus par centaines sur une terre où son ménage fut, un moment, le premier et le seul[1].

Ne pas croire, cependant, que les résultats constatés aujourd’hui aient été sans sacrifices énormes dans le passé. Les listes de colonisation sont, au début, de véritables martyrologes ; naufrages, guerres, disettes, épidémies, tous les maux s’abattent sur cette triste semence qui veut naître. De 1617 à 1623 et même plus tard, la population française au Canada n’a pas dépassé cinquante ou soixante âmes. En 1633, après cinquante ans d’établissement, il n’y avait à Québec que cinq ou six maisons. « Tout étoit si pauvre que cela faisoit pitié[2]. » A cette même date, la colonie tout entière ne comptait que six cent soixante-quinze âmes. Or, si on additionnait l’apport des hommes et des femmes que le gouvernement et les compagnies privilégiées débarquèrent

  1. Abbé Couillard-Desprès, La première famille française au Canada. Montréal 1907. — Garneau, App.. p. 38.
  2. 'Ibid., p. 64.