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incroyable. Elle demanda sur ce point des consultations à plusieurs médecins, suisses, anglais, français, entre autres à Vicq d’Azyr. Quand, après s’être instruite des différens procédés d’embaumement par « injection ou par immersion dans un liquide approprié, » elle eut fait choix de ce dernier procédé, sa sollicitude se porta sur la « corbeille » où cette immersion aurait lieu. Elle en arrêta la matière qui devait être de marbre noir, la forme, et les dimensions exactes. Elle prescrivit, avec des indications minutieuses, l’inclinaison qui devait être donnée à son corps, pour que sa tête, reposant sur un coussin, dépassât toujours le bord de la corbeille, voulant ainsi que son mari, quand il entrerait dans le monument, pût « contempler ses traits sans horreur[1]. »

Ces funèbres préoccupations remplirent les deux dernières années de sa vie. Ce fut après avoir ainsi tout réglé, en partie à l’insu de M. Necker, qu’elle arrêta ses dispositions testamentaires. Elle s’y mit à plusieurs reprises. Au dos de l’un de ces actes, tracés d’une main tremblante, sont écrits ces mots : « Pour lire à loisir, après que j’aurai été embaumée et déposée dans le monument. »


Le projet de testament se termine ainsi :

Adieu, cher ange ! chère vie ! Je veux bien que tu donnes des larmes à ma perte, mais je voudrais aussi que tu remerciasses le ciel avec moi de ce qu’il a épargné à ma faiblesse l’horreur de te survivre et de ce que tu me restes pour recevoir et exécuter mes dernières volontés. Ah ! mon ami, combien tu fus aimé ! Adieu, adieu !

Il est presque superflu de dire que M. Necker se conforma, scrupuleusement, aux volontés exprimées par sa femme,

  1. J’aurais hésité à donner ces détails si la sépulture de Coppet et de M. Necker n’avait donné naissance à une légende où, comme il arrive, l’erreur se mêle à la réalité. C’est ainsi que, dans l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux cette légende a donné lieu à un échange de questions et de réponses entre certains lecteurs qui croyaient que c’était Mme de Staël qui avait été ainsi embaumée. D’ailleurs le duc de Broglie, mon grand-père, a raconté dans ses Souvenirs (t. I » p. 383) qu’ayant ramené à Coppet le cercueil de Mme de Staël, il dut, pour l’introduire dans le petit monument où reposaient déjà son père et sa mère, faire ouvrir par un seul ouvrier la porte qui était murée. « J’y entrai seul, dit-il ; la chambre sépulcrale était vide ; au milieu, la cuve de marbre noir, encore à moitié remplie d’esprit-de-vin. Les deux corps étaient étendus l’un près de l’autre et recouverts d’un manteau rouge. La tête de Mme Necker s’était affaissée sous le manteau. Je ne vis point son visage ; le visage de M. Necker était à découvert et parfaitement conservé. »