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que la sienne pour supporter avec égalité d’humeur le contraste entre la popularité dont il avait joui et la défaveur où il était tombé. Peu à peu il s’était résigné cependant, et sa mélancolie avait été adoucie par la tendresse passionnée de sa femme. Mais le déclin évident de la santé de Mme Necker donnait aux dernières manifestations de cette tendresse quelque chose de poignant. J’ai déjà montré[1] à quel point cette noble femme, à l’aspect un peu raide et compassé, dont Mme d’Oberkick disait méchamment : « Dieu, après avoir créé Mme Necker, l’enduisit d’empois en dedans et en dehors, » était au contraire une créature passionnée, exigeante en amour, portée à la jalousie, à l’inquiétude, à l’exagération, en cela la vraie mère de Mme « de Staël. De nature placide, et plus tendre que passionné, M. Necker n’en partageait pas moins les sentimens d’amour conjugal profond dont il recevait chaque jour de nouvelles marques. Ces témoignages étaient rendus plus émouvans encore par l’approche de la mort dont l’ombre s’étendait chaque jour plus épaisse entre eux. C’est ainsi qu’ayant dû avoir avec Mme Necker une conversation relative à certaines dispositions testamentaires auxquelles la législation du pays de Vaud faisait obstacle et Mme Necker lui ayant répondu en l’entretenant de sa mort à elle-même, il n’avait pas eu le courage de reprendre la conversation interrompue par leur émotion réciproque et le lendemain lui écrivait cette lettre :

Ah ! mon ange ! dans quel état tu m’as mis ! C’est après avoir versé des torrens de larmes et m’être senti presque sans existence que je vais t’écrire, car je sens bien que de pareilles conversations sont au-dessus de nos forces. L’amour que j’ai pour toi passe toute expression. C’est mon sang qui coule dans tes veines. C’est le tien qui est dans les miennes et quand l’idée d’une séparation m’est présentée, je crois voir l’univers s’écrouler autour de moi.

Ah ! mon ange, ajoute à ta prière que ma vie expire sur tes lèvres et que l’idée ne te vienne jamais de me laisser un moment isolé sur la terre et livré à tous les déchiremens du plus cruel des supplices. Bien-aimée, âme de ma vie, objet de mes pensées, mon appui, ma gloire et ma consolation, toi qui es si digne d’approcher de l’Être suprême, recommande-lui notre bonheur ensemble et attire-moi vers ce séjour céleste qui t’est réservé afin que j’y sois témoin de ta félicite. Mais je m’arrête. Mon cœur ne peut soutenir de pareilles angoisses et j’ai besoin encore de force pour traiter l’autre sujet.

  1. Le Salon de Mme Necker, t. II, ch. I et passim.