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tandis que vous prétendez au contraire m’imposer votre opinion sur les beefsteaks argentins ?

— La raison m’en paraît claire et péremptoire, repartit Alverighi en riant. J’ai des estancias, j’ai beaucoup d’actions dans un grand saladero de Buenos-Aires, moins que M. Vazquez, mais pourtant beaucoup. Si tout le monde loue comme excellentes les viandes de l’Argentine, nous gagnerons des billets de mille en quantité. C’est même pour cela qu’à présent nous nous rendons en Europe.

— Le mobile qui vous pousse est donc un intérêt, reprit Rosetti. Mais l’intérêt ne pourrait-il produire dans l’art quelque chose d’analogue ?

— Dans l’art ? s’écria Alverighi, étonné.

— Et quel intérêt l’homme a-t-il dans les questions d’art ? demandai-je à mon tour, aussi étonné que l’avocat.

— Peut-être est-ce, non un intérêt unique, mais des intérêts multiples et divers, répondit Rosetti. Et tout d’abord, n’y a-t-il pas un intérêt national ? Chaque peuple a besoin, ce me semble, d’admirer un certain nombre d’écrivains et d’artistes, afin de s’enorgueillir de sa propre grandeur. Et cela ne serait-il pas la raison pour laquelle chaque Etat, par le moyen des écoles, impose au peuple l’admiration d’un certain nombre d’écrivains ? L’amiral a raison : il n’y a ni nation ni patrie sans littérature ; et il n’y a pas de littérature sans gloires canonisées officiellement. Mais, direz-vous, on n’admire pas seulement l’art de son pays. J’en conviens ; mais c’est qu’alors d’autres intérêts entrent en jeu. Nous admirons les écrivains et les artistes, soit des peuples amis qui peuvent nous venir en aide, soit des peuples plus forts qui se font craindre ; ou nous admirons des écrivains et des artistes étrangers afin de discréditer des écoles et des arts plus anciens, traditionnels, nationaux, dont nous sommes les adversaires pour une raison ou pour une autre, comme il arrive souvent en temps de guerres civiles. En France et en Italie, la lutte entre le romantisme et le classicisme nous en fournirait un bon exemple. Je vais plus loin : j’estime que, dans le monde de l’art, les intérêts matériels ne manquent pas. Chaque art nourrit un grand nombre de personnes, et ces personnes doivent s’efforcer de maintenir certaines œuvres en crédit comme des chefs-d’œuvre universels, sous peine de perdre leur pain. Telle est la raison pour laquelle, de nos jours, on traduit dans toutes les