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le fils de l’infortuné Lally, autrefois si injustement exécute, qu’on appelait, à cause de son embonpoint, le plus gras des hommes sensibles, mais qui, à ce moment, s’inquiétait beaucoup de maigrir.

Je soigne du fond de mon cœur, écrivait Mme de Staël à son mari, la tête de ce pauvre M. de Lally ; mais imagine qu’il est tellement attaqué de vapeurs qu’il se croit sans cesse à la veille de mourir avec un visage de prospérité. Il me montre des mains beaucoup moins maigres que les miennes et s’écrie : « Vous voyez que je me meurs. »

Les constitutionnels ne frayaient point avec les aristocrates, qui les traitaient de renégats. Mais ils étaient en relations cordiales avec Coppet. Parfois Mme de Staël, bravant ce qu’elle appelait « la tempête aristocratique, » allait lestement dîner ou souper avec eux à Lausanne, et revenait dans la nuit. Mais ces visites se renouvelant de plus en plus fréquemment, le gouvernement aristocratique de Berne, sous l’autorité assez tyrannique duquel vivait le pays de Vaud, finit par en prendre ombrage. Le bailli de Lausanne était chargé de signifier à Mme de Staël « que la prudence exigeait qu’on s’abstint de ces conventicules, quelque insignifians qu’ils pussent paraître et qu’on s’exposerait à paraître suspects en les continuant[1]. » Cette surveillance exercée sur ses moindres actes contribuait à exaspérer Mme de Staël et à accroître l’horreur qu’elle avouait ressentir pour un pays tyrannique où elle ne pouvait rendre visite à ses amis sans les compromettre et se compromettre elle-même. Lorsqu’elle n’y tenait plus et que l’ennui la « pénétrait jusqu’aux os, » elle poussait une pointe un peu plus loin jusqu’au château de Grenge, dans le canton de Berne, où il y avait aussi une petite colonie d’émigrés. Mais, ne voulant pas laisser trop longtemps son père seul, elle se hâtait de revenir à Coppet où ses amis les constitutionnels venaient lui rendre visite à leur tour. M. Necker recevait ces visiteurs avec une bonne grâce un peu solennelle. Au fur et à mesure qu’il avançait en âge, ses manières, son langage, et jusqu’à sa toilette, faisaient de lui, surtout pour les plus jeunes, un objet de curiosité. Voici comme, dans son spirituel Mémorial[2], en parle Norvins, alors âgé de vingt-cinq ans :

  1. Papiers de Barthélemy, t. III, janvier 1795.
  2. Mémorial de J. de Norvins, publié en 1898 par M. Lanzac de Laborie, t. II, p. 106 et suivantes.