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la vie assez doucement. « Lausanne était, dit l’auteur d’Un homme d’autrefois, dans les derniers jours de 1792, le rendez-vous de toute une société de femmes, venues là pour laisser passer la giboulée, — c’est ainsi qu’on appelait la Révolution, — et de vieux gentilshommes que leurs infirmités ou leurs cheveux blancs avaient fait remercier par les Princes. Sans souci de l’avenir, dont M. de Brunswick avait la charge, tout ce monde faisait gaiement, comme disait la marquise de Costa, son cours de mal-être, trouvant plaisant d’être pauvre et se consolant de tout par une épigramme[1]. »

C’est à leur propos que Benjamin Constant écrivait : « J’ai diné avec quelques-uns de ces pauvres fugitifs qui ont fait tout ce qu’ils ont pu pour me consoler de leurs malheurs. C’est un secret qu’ils ont tous et dont ils font grand usage[2]. » Tous n’avaient pas cependant l’humeur également aimable. C’est ainsi que l’un d’eux, serrant la main au même Benjamin Constant, lui disait : « Ah ! monsieur, si j’étais grand prévôt en France, je ferais exécuter 800 000 âmes[3]. » C’est qu’ils se divisaient en deux groupes, comme autrefois la noblesse à l’Assemblée Nationale : l’un, celui des constitutionnels, l’autre qu’on appelait dans la langue du temps les aristocrates, bien que ce groupe ne comptât pas dans ses rangs beaucoup plus de grands seigneurs que celui des constitutionnels. Le groupe des constitutionnels comprenait, en effet, les plus grands noms de France : ainsi la comtesse de Tessé, née Noailles, qui disait plus tard qu’elle voudrait être reine pour pouvoir commander à Mme de Staël de venir causer avec elle tous les jours ; ainsi Narbonne, Adrien de Laval, le cousin de Mathieu de Montmorency, et Mathieu de Montmorency lui-même, quand il cessa d’être obligé de se cacher, sous un nom suédois, dans une petite maison que Mme de Staël avait louée pour quelque temps, aux environs de Lausanne et qu’elle appelait en plaisantant son château de Mézery. On y comptait encore des couples irréguliers dont l’intimité affichée ne scandalisait point la morale indulgente du temps et qu’une fidélité, conservée au travers des épreuves, rendait presque respectable : ainsi la comtesse de la Châtre et son ami Jaucourt, qu’elle devait bientôt épouser ; ainsi la princesse d’Hénin et son ami Lally-Tollendal,

  1. Un homme d’autrefois, par le marquis Costa de Beauregard, p. 136.
  2. Journal intime de Benjamin Constant, p. 201.
  3. Ibid., p. 195.