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inconvéniens de ce séjour. Coppet était plus digne et moins fécond en histoires ou romans.

La contagion de la France et de Paris ne devait pas tarder à gagner l’aristocratique Genève. En 1793, l’antique constitution genevoise fut suspendue ; durant deux années, la ville fut livrée à l’anarchie et en proie à la tyrannie de ceux qu’on appelait les Égaliseurs. Tout comme à Paris, emprisonnemens arbitraires, exécutions, massacres se succédaient. C’était une petite Terreur. On peut penser que ce changement de scène ne réconcilia pas Mme de Staël avec la Suisse. Au mois d’août 1794, elle écrivait :

Ces infâmes Genevois assassinent à la française ; cette singerie de tigre mérite le mépris comme complément de la haine ; mon pauvre oncle[1] n’est point encore relâché et, tous les jours, ils désignent une nouvelle victime. On nous rassure sur lui, mais est-ce que le crime de la démocratie peut avoir des degrés ?

Et encore l’année suivante :

Genève est fort troublée. On y prend tout à fait la cruauté française sans pouvoir y réunir cette sorte de grandeur farouche qui semble en diminuer l’horreur. J’ai été faire un voyage à Lausanne avec Mathieu[2]. {{M.|d’Erlach[3] m’a écrit que le Conseil secret en était tout essoufflé. Que dis-tu d’un pays où il faut se constituer prisonnière ? Voltaire disait que c’était le dernier des théâtres et le premier des tombeaux. Je n’ai jusques à présent le sentiment que de la deuxième partie de ce mot. Je sens la mort avec toute ma vie.

Ce qui achevait, d’autre part, de rendre pénible pour Mme de Staël le séjour du pays de Vaud, c’étaient les sentimens que témoignait à son père et à elle-même le petit groupe des Français qui y avaient cherché un refuge. Dès les derniers mois de l’année 1789, un certain nombre d’émigrés étaient venus s’établir à Lausanne et ils firent pendant plusieurs années de cette ville leur résidence habituelle. Ils n’étaient point animés de sentimens aussi belliqueux que ceux de Turin et de Coblentz. Ils ne brûlaient point de prendre les armes et de se joindre aux envahisseurs de la France. C’étaient plutôt des gens tranquilles qui, après avoir vécu quelques années dans l’attente d’une rentrée prochaine, s’étaient peu à peu résignés à leur sort et prenaient

  1. Necker de Germany, frère aîné de M. Necker.
  2. Mathieu de Montmorency, un des amis les plus intimes de Mme de Staël, qui fut plus tard ministre sous la Restauration, s’était réfugié dans le pays de Vaud.
  3. }} Dr Erlach, d’une grande famille bernoise, était membre du Grand Conseil du canton de Berne sous la domination duquel vivait alors le pays de Vaud.