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Genève contenait beaucoup de gens distingues et, dans une lettre à la duchesse de Duras, elle expliquait la fréquence de ce qu’elle appelait les « vapeurs nerveuses » dans cette ville en disant « qu’il y avait plus d’esprit que d’espace pour le nourrir, » mais jamais elle n’admit que Genève pût devenir le théâtre habituel de sa vie. Il y avait entre sa vivacité, sa pétulance et les manières, un peu froides et compassées, des Genevois et des Genevoises d’alors un trop grand contraste pour qu’à Genève même, elle fût jamais très bien vue. Elle l’avait senti et elle en avait souffert dès le premier hiver qu’elle y avait passé, après l’arrivée de M. Necker à Coppet.

Genève, à cette époque, était encore gouvernée par les familles de cette aristocratie bourgeoise dont les membres composaient le conseil qu’on appelait : les Deux-Cents. Ses opinions libérales, démocratiques, comme on disait alors, lavaient rendue suspecte aux yeux de ces familles. Aussi écrivait-elle à son mari :

Ne dis pas que je n’aime pas Genève ; il faut y plaire pendant qu’on y est, et hier, dans un bal chez Mme de Montesson, j’ai pas mal suivi ce précepte. Au reste, ce qu’il faut ici, c’est se montrer très aristocrate. Les Genevois, les Bernois et les Français réfugiés sont d’une exaltation inimaginable à cet égard ; je crois que je redeviendrais presque Jacobine si le ressentiment de leur indigne conduite vis-à-vis de mon père pouvait s’oublier.

Et dans une autre lettre, datée de Genève même :

La ville entière nous passe en revue et je connais maintenant presque tous tes nouveaux concitoyens[1]. On me traite avec beaucoup de bonté ; on s’apprête à me faire danser le 18 chez Mme de Saussure, et le 31 chez Mme Rilliet-Necker, mais, si tu veux me promettre le secret le plus absolu, je t’avouerai que la société des Genevois m’est insupportable. Leur amour de l’égalité n’est que le désir d’abaisser tout le monde, leur liberté est de l’insolence, et leurs bonnes mœurs de l’ennui. D’ailleurs, les petites villes ne conviennent pas à des personnes un peu hors de la ligne ordinaire ; chaque mot qu’elles disent est l’événement de toutes les sociétés ; je suis sûre qu’entre mon père et moi nous occupons Genève comme l’Assemblée nationale à Paris. Cela m’est insupportable ; le bruit sans gloire n’est qu’importun. Ma cousine me plaît assez cependant, c’est la seule femme que je voie de suite. Les enfans dans leur enfance, voilà le grand charme de ce pays-ci, car, dès que les fils grandissent, quelle carrière peut-on leur ouvrir ? La dignité de syndic ne m’a point encore éblouie, et je te prie de n’y pas destiner Auguste[2]. Les Français, à quelques-uns près, sont très mal pour nous, et c’est un des

  1. La bourgeoisie de Genève avait été conférée à M. de Staël par un décret du Magnifique Petit Conseil.
  2. Le fils aîné de M. et de Mme de Staël qui était resté à Paris avec son père.