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réaction napoléonienne. Il ne s’en faut pas de beaucoup que les panégyristes les plus ardens de Napoléon n’aient adopté le ton du maître qui, dans sa correspondance, traite tout uniment Mme de Staël de coquine, et ceux-là mêmes qui se sont targués d’impartialité ont parlé d’elle d’une façon plutôt cavalière. Ce changement de ton a mis à l’aise ceux qui, et ils sont nombreux de nos jours, se complaisent à fureter dans l’existence intime des personnes célèbres, et ils ont cru pouvoir se départir vis-à-vis d’elle de la mesure avec laquelle les écrivains de bon goût parlent en général d’une femme qui a appartenu à un certain milieu social, et qui a laissé des descendans très proches et encore vivans[1], cette femme eût-elle eu le malheur d’écrire. Les faiblesses de son cœur ont été étalées, le nombre en a été grossi, ses affections les plus pures ont été soupçonnées, et peu à peu la figure sous laquelle on avait coutume de l’envisager a été déformée et presque caricaturée. Il ne s’en faut de guère aujourd’hui qu’elle n’apparaisse comme une sorte de virago dont la politique, les lettres et l’amour auraient exclusivement rempli la vie.

Or, elle fut tout autre chose. Elle ne fut pas seulement une femme d’un grand cœur, qu’aucune conception élevée, aucun sentiment généreux et surtout aucune infortune ne laissait indifférente. Elle fut aussi une mère tendre, qui a laissé dans le cœur de ses deux enfans des souvenirs profonds d’amour filial et de reconnaissance. Elle fut une amie incomparable, fidèle, généreuse, dévouée jusqu’à souvent se compromettre elle-même[2]. Enfin elle fut une fille passionnée, entourant de soins pieux jusqu’à ses derniers jours un père à qui l’excès de son admiration enthousiaste a peut-être fait quelque tort. On trouvera le témoignage ardent de cette piété dans les lettres que je me propose de publier. Le modeste rôle d’éditeur est, à tout prendre, celui qui convient le mieux à un descendant. Aussi après avoir, en m’aidant de quelques autres documens qui sont également entre mes mains, montré de quelle vie familiale elle vécut durant les années qui s’écoulèrent depuis la Révolution jusqu’à son départ pour l’Allemagne, me bornerai-je à préciser,

  1. Le duc de Broglie, petit-fils de Mme de Staël par sa mère, n’est mort qu’en 1900. La comtesse d’Haussonville, sa petite-fille, est morte en 1882.
  2. On pourrait faire un gros recueil de toutes les lettres de remerciemens adressées à Mme de Staël que contiennent les Archives de Coppet.