Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 13.djvu/729

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

serait fastidieuse. Les lettres, malheureusement moins nombreuses, adressées par Mme de Staël à son père, méritent au contraire d’être connues en entier. On y verra par quelles agitations, par quelles angoisses elle passa lorsqu’elle ressentit les premiers effets de cette hostilité de Napoléon qui devait, par la suite, s’appesantir si lourdement sur elle. On y surprendra aussi, dans leur sincérité, ses premières impressions sur cette Allemagne, à laquelle elle devait, après un second voyage, consacrer un livre célèbre, livre que nous jugeons assez mal aujourd’hui, car nous avons eu depuis la vision d’une Allemagne prussienne quelque peu différente, mais qui, il y a un siècle, ouvrit à la France une région intellectuelle ignorée. Laisser parler Mme de Staël, car ses lettres, on le verra, sont une véritable conversation écrite, est ce qui convient le mieux à ceux qui ont sa mémoire à cœur. On l’y verra en même temps s’abandonner au plus noble et au plus touchant des sentimens, l’amour filial, et ces lettres lui vaudront peut-être un renouveau de bienveillance dont elle a quelque peu besoin.

Parmi les femmes, en petit nombre, qui sont arrivées à la gloire, nulle n’a payé en effet aussi cher que Mme de Staël ce « deuil éclatant du bonheur. » Elle aurait été traitée assurément avec plus de ménagement par ceux et celles qui se sont occupés d’elle depuis une vingtaine d’années, si elle n’avait été qu’une femme de lettres, et si elle n’avait écrit que des romans. Mais par malheur, elle a été mêlée, elle s’est mêlée, si l’on veut, à la politique. Par son père, par elle-même, par ses descendans, elle figure dans les rangs de ce parti, de quelque nom qu’on veuille l’appeler, constitutionnel, modéré, libéral, dont ce fut, dont c’est encore le sort et l’honneur, d’être attaqué avec une égale vigueur de droite et de gauche et aussi mollement défendu que vigoureusement attaqué. Sans doute elle a connu sous le second Empire le bénéfice d’une popularité passagère. Pendant toute la durée du règne de Napoléon III, son nom était souvent cité, son autorité souvent invoquée. On lui savait gré d’avoir tenu tête au despote, et elle a eu son chapitre dans l’histoire de ceux qu’on appelait, un peu pompeusement, les Martyrs de la libre pensée[1]. Puis un mouvement en sens inverse s’est opéré ; elle a souffert du discrédit où sont tombées les opinions libérales et de la

  1. Les Martyrs de la libre pensée, par Jules Barni.