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Il me sembla que la femme du docteur était un peu vexée de ne pouvoir dire qu’elle avait causé aussi avec l’auguste dame : car elle fit cette remarque un tantinet malicieuse :

— Oui. Elle arrête tous les enfans qu’elle rencontre, même ceux de la troisième classe. Elle leur distribue tous les jours des bonbons...

— Qui sait le pourboire qu’elle va donner aux domestiques ? ajouta la Génoise. Nous allons faire une belle figure, nous !

— Mille francs pour le moins, prononça le joaillier.

— Pas davantage ? demanda la belle Génoise, comme si elle était déçue.

— Et que voulez-vous qu’elle donne ? répliqua le joaillier, un peu vexé de n’avoir pas été assez généreux avec l’argent de Mme Feldmann. Un million ?

— Je voudrais bien savoir ce que j’aurai pour cadeau, à la fête des adieux, ajouta la Génoise.

Je les quittai en songeant que la vie est vraiment un perpétuel passage de l’Equateur. Mais, au moment où j’allais rentrer dans ma cabine, je rencontrai Rosetti qui se retirait ; et je lui dis en plaisantant :

— Vous aussi, ingénieur, vous vous êtes donc converti au védantisme ?

Il me regarda, sourit et répondit :

— Rappelle-toi, Ferrero, que l’ironie est un don de Dieu.

— Oui, repris-je. Mais avec cette arme divine vous m’avez tout détruit. Je commence à me demander si le monde existe encore !

— Moi, j’ai détruit le monde ? Tu crois ? Non, l’ironie ne détruit jamais, tant qu’on ne l’emploie que contre les contradictions de la pensée. Elle ne devient une arme empoisonnée, diabolique, et elle ne prend le nom de cynisme que lorsqu’on l’emploie contre les contradictions de l’action. Ne l’oublie jamais : l’homme est tenu d’être cohérent dans ses pensées ; mais il ne lui est presque jamais possible d’être cohérent dans ses actes. Et ne t’en sers jamais, toi qui es un homme de pensée et qui, par conséquent, jouis de la partie commode de la vie, contre ceux qui ont en partage les ronces et les épines : je veux dire l’action !


GUGLIELMO FERRERO.