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— Parce qu’aujourd’hui ce sont les autres qui commandent.

— Comme il est juste !

— Comme il est juste ? Et la liberté, alors ? Car elle proteste contre les oligarchies intellectuelles de l’Europe, encore que...

— Mais, interrompit Alverighi, l’oligarchie qui impose l’idée du progrès à la multitude rend service à cette multitude même, puisqu’elle l’enrichit bon gré mal gré. Les ouvriers voulaient détruire les machines, et les machines ont fait de l’ouvrier le roi du monde moderne.

— Elles lui rendraient service, répondit Rosetti, si le fait de s’enrichir était un bien en soi. Mais, si cela peut être un bien, cela peut aussi être un mal, selon le point de vue...

— Ne vous semble-t-il donc pas raisonnable, juste, naturel, que les audacieux et les forts commandent aux faibles et aux timides ?

— Oui, si l’on veut acquérir en peu de temps beaucoup de richesses ; non, si l’on préfère contempler l’éternelle immobilité de l’univers...

— Mais si l’homme avait passé son temps à contempler l’éternelle immobilité de l’univers, le monde serait encore ce qu’il était il y a mille ans.

— Le progrès n’est qu’une illusion, une illusion « retournable, » dit en souriant Cavalcanti.

— Mais la force, le savoir, la puissance, la richesse...

— Des illusions, des illusions ! répéta Cavalcanti.

— J’ai compris, répliqua ironiquement Alverighi. Les immeubles, les terres, les chemins de fer, l’or même, ne sont que des illusions. Le voile de Maya !...

— Oui, certes, pour ceux qui n’en ont pas besoin ! affirma Rosetti.

— Vous l’avez reconnu vous-même, ajouta Cavalcanti. Si un mouvement mystique se propageait dans la masse, presque toutes nos richesses s’évanouiraient comme de la fumée.

Alverighi resta quelques instans sans répondre, l’air irrité, les yeux ardens ; puis il croisa les bras, se pencha sur la table desservie, et, regardant tour à tour Cavalcanti et Rosetti :

— Voulez-vous savoir ce qu’il me reste à vous dire en manière de conclusion ? fit-il. Car il me semble que nous avons assez bavardé. Il me reste à vous dire que tous les philosophes du monde, vous y compris, peuvent bien, tant qu’il leur plaira, se mettre le