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enracinées dans notre âme par la première éducation. Et vous êtes comtiste !

L’amiral ne répondit rien, et Cavalcanti répéta à demi-voix :

— Le Temps et l’Espace sont les bords du voile de Maya...

— Ce matin, dis-je, vous avez sûrement lu le livre de Vivekananda ?

Il sourit, puis avoua que, le soir précédent, l’esprit encore plein des discours de l’ingénieur, il s’était retiré dans sa cabine et qu’avant de s’endormir, il avait feuilleté le livre de Mrs Eddy. Il l’avait trouvé assommant ; mais ensuite il avait ouvert le livre du philosophe indien, que lui avait prêté aussi Mme Yriondo ; et, sur celui-là, de page en page, il avait veillé jusqu’à l’aube, tandis qu’il lui semblait entendre une voix invisible continuer sur sa tête, dans la nuit profonde, les discours de M. Rosetti, et le conduire jusqu’aux portés de la suprême et simple vérité, là où tant d’esprits arrivent par hasard après mille erreurs. Et il nous résuma, non sans s’échauffer peu à peu, la doctrine du védantisme. — Le monde n’est pas tel que nous le voyons, et nous ne le voyons pas tel qu’il est ; chacun le voit comme il lui plait de le voir ; le « moi » de chacun est la mesure de l’Univers ; par conséquent, nous avons tous raison et nous avons tous tort. Toute chose est grande et petite, bonne et mauvaise, belle et laide ; toute vérité est fausse, et toute erreur est vraie ; la vie et la vertu, le péché et l’innocence, l’honneur et l’infamie, la lumière et les ténèbres, la richesse et la pauvreté, la vie et la mort se confondent dans l’unité du Tout ; et l’immense variété du monde n’est qu’un mirage peint de vives couleurs par nos passions, mirage que l’homme convainc enfin de mensonge après mille fatigues et mille dangers, lorsqu’il arrive à comprendre que, semblable à l’infinie variété des flots qui retombent toujours dans la formidable unité de l’Océan, l’apparente variété du monde se résorbe dans l’éternelle immutabilité de l’Univers, constamment égal à lui-même dans toutes ses parties et tous ses membres, et par conséquent immortel, et par conséquent serein, et par conséquent exempt de douleur, de passion, de destruction ; lac d’éternelle félicité, mer de tranquillité inaltérable, unité pure, sans forme et sans changement, c’est-à-dire très parfaite...

Tout cela fut dit dans un beau langage et avec une singulière ferveur. Mais Alverighi ricana :