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— Sans doute, si le monde pouvait jamais retourner à la barbarie, répliqua Rosetti avec un sourire. Penses-tu, Ferrero, qu’aux temps qui nous semblent, à nous, les plus désastreux de l’Empire romain, tout le monde avait alors le sentiment de la décadence de cet Empire ? Non, n’est-ce pas ? Et pourquoi ? Parce que, si ce fait qui nous parait, à nous, une grande catastrophe historique, nuisait aux uns, il ne laissait pas d’être utile à d’autres ; parce qu’à l’ancien ordre de choses succédait un ordre nouveau, qui donnait ou qui promettait à beaucoup de gens, soit le pain, soit une situation honorifique, soit le pouvoir, soit la paix, soit le salut de l’âme. Ces siècles-là, nous les appelons des siècles de fer ; mais les contemporains... Je ne sais jusqu’à quel point les artistes du Bas Empire avaient conscience d’être inférieurs à leurs confrères du Ier et du IIe siècle. A tout le moins, mon cher avocat, soyez sûr d’une chose : ils ne se désolaient pas outre mesure qu’il n’y eût plus d’artistes assez habiles pour leur faire concurrence, et ils n’étaient pas à court d’argumens pour démontrer que c’était très bien ainsi. Vous nous avez fait voir comment on s’y prend pour prouver que le monde va bien, même quand il court à sa ruine. Par un simple renversement, on démontre que les sandales sont parfaites et que c’est le pied qui est mal fait ; que tout ce qui périt, — même si ce sont les principes les plus élevés et les plus anciens d’une civilisation, — a mérité de périr, et qu’il est bon que cela périsse. Quand vous discutez sur le progrès, rappelez-vous toujours le petit doigt de Léo ! Voici un exemple. L’industrie mécanique n’a-t-elle pas détruit toutes les industries manuelles, à commencer par celle du coton dans les Indes, comme nous l’a expliqué Mme Ferrero ? Immense calamité pour ceux qui en vivaient ; merveilleux progrès pour les fondateurs des industries nouvelles. L’autre soir, vous avez dit qu’une civilisation raffinée est une imposture ; mais, pour un orfèvre ou pour un couturier de la rue de la Paix, la civilisation véritable est celle que vous définissez une imposture. Nous sommes fiers de nos transatlantiques ; mais, l’autre jour, un vieux marin avec qui je causais sur le gaillard d’arrière, me disait en haussant les épaules : « Facile travail de naviguer sur la mer ouverte dans ces carcasses de fer ! Naviguer dans la mer close, à la voile, comme nous faisions à vingt ans, à la bonne heure ! c’était cela qui faisait le vrai marin ! » Plus les instrumens sont parfaits, moins celui qui s’en sert a besoin