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pas. Pendant quelque temps, au milieu des flots, n’ayant pas autre chose à faire, nous nous étions engagés dans une discussion qui avait pour but d’éclaircir le sens de quelques grands mots, science, progrès, etc., que tout le monde emploie, mais dont personne ne sait au juste ce qu’ils veulent dire. Mais deux jours de tempête avaient suffi pour interrompre ce jeu : car ce n’est qu’un jeu, désormais, de chercher à connaître avec précision les choses dont on parle chaque jour.

Ainsi arriva insensiblement l’heure du diner. Tandis que nous étions à table, un incident imprévu vint nous distraire de notre placide ennui. Entre le second et le troisième service, le docteur Montanari survint, s’assit, déplia sa serviette d’un air encore plus grincheux que d’habitude ; et, tout à coup, sans prendre garde aux deux Américains qui étaient là :

— Écoutez-moi ça ! dit-il. Avec ces Américains, on ne sait jamais ce qui peut vous tomber sur la tête ! Ils sont fous à lier !

Et il raconta comment, averti depuis deux jours par les domestiques que le jeune homme de Tucuman était au lit avec une forte fièvre, et s’étonnant que sa femme n’eût point fait appeler le médecin, il avait pris l’initiative d’aller, ce soir-là, faire une visite au malade ; mais ladite femme l’avait empêché d’entrer dans la cabine et lui avait tenu, sur le seuil de la porte, un long discours où il n’avait à peu près rien compris.

— Elle a baragouiné en anglais pendant un quart d’heure, et j’ai cru entendre qu’elle déclarait n’avoir pas besoin de médecin ! Y a-t-il quelqu’un de vous qui parle l’anglais et qui veuille bien aller lui dire d’en finir avec ces fantaisies-là ? Si elle n’ouvre pas la porte, je l’enfoncerai. Il faut que je sache quelle est la maladie de son mari.

Effectivement, après le diner, Cavalcanti et moi, qui parlions l’anglais un peu moins mal que les autres, nous descendîmes aux cabines de première classe, situées sous le pont de promenade. Une femme de chambre avertit Mme Yriondo, — ainsi se nommait l’Américaine ; — puis elle nous fit entrer dans une cabine vide. Mme Yriondo parut, tenant un livre à la main, et s’assit sur l’un des deux petits lits qui se faisaient face, nous laissant l’autre. Alors Cavalcanti prit la parole, et il dit d’abord qu’il regrettait de la déranger dans un moment où elle devait être fort tourmentée par la maladie de son mari. Mais, comme il allait passer de l’exorde à l’exposition, elle l’interrompit, un