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— Croyez-vous qu’une maladie puisse transformer un caractère ? Ma fille Judith était la plus tendre, la plus douce, la meilleure des fillettes. A douze ans, elle eut la fièvre typhoïde, demeura deux mois entre la vie et la mort. Oh ! ces mois-là ! Que de fois j’ai offert à Dieu mon existence en échange de la sienne ! Que de fois j’ai supplié Dieu de me prendre, moi qui avais déjà vécu, et de la sauver, elle ! Dieu l’a sauvée ; et il m’a épargnée, moi aussi, pour mon malheur. Or, après sa convalescence, Judith devint un démon. Toujours et en toute occasion, il fallait qu’elle fit le contraire de ce que je lui disais. Figurez-vous ce que ce fut, lorsque nous allâmes nous établir à Madison Avenue, où j’eus tant à faire et où je la voyais, en moyenne, une heure par jour ! Et son père, au lieu de m’aider à la dompter, se montrait indulgent par faiblesse, pour n’avoir pas d’ennuis. « Ne te tourmente pas, me disait-il. Les nouvelles générations sont ainsi faites ; l’Amérique est le pays de la liberté. Ne me gâte pas la paix de la maison. J’ai tant d’occupations au dehors ! » Vous voyez quel père était cet homme. Et les fruits qu’a portés cette éducation...

Elle se tut un instant, comme pour chercher un exemple ; puis, quand elle l’eut trouvé :

— Nous sommes une famille de banquiers, c’est vrai ; mais nous avons toujours cherché à nous instruire. Eh bien ! croiriez-vous que non seulement je n’ai pas pu inspirer à Judith un peu de goût pour la littérature ou pour l’art, mais, — j’ai honte de le dire, — je n’ai jamais lu une lettre d’elle, soit en anglais, soit en français, qui ne fut pleine de fautes d’orthographe !

Je souris à voir l’expression de physionomie à la fois chagrine et humiliée avec laquelle Mme Feldmann me confia ce secret ; et, en manière de consolation, je lui dis que pareille chose n’arrivait pas seulement en Amérique. Puis je lui demandai :

— Ce qui intéressait votre fille, c’était, je suppose, la toilette, le bal, les chevaux, le lawn-tennis, le sport ?

Après avoir fait signe que oui, de la tête, elle ajouta en souriant :

— Et aussi les beaux garçons. De ce côté-là non plus, elle n’était pas ma fille. Elle n’avait pas encore vingt ans et déjà elle protestait qu’elle entendait bien ne pas coiffer sainte Catherine et elle m’accusait de mettre obstacle à son mariage. Imaginez-vous ça ? Un jour, indignée, je lui dis que, de mon temps, une