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raisonnement, sans doute ; mais je ne le comprends guère, moi. Dépenser de l’argent parce que cela fait plaisir, très bien ; mais en dépenser tout simplement parce qu’on en a, je ne saisis plus.

Ici elle s’interrompit, et brusquement :

— Mais je vous ennuie avec ces menus détails de mon intérieur. Pardonnez-moi. Parlons d’autre chose !

Je protestai que non, et, encouragé par la facilité avec laquelle elle m’avait révélé le montant de l’héritage paternel recueilli par son mari, j’osais risquer une question tellement indiscrète qu’elle outrepassait les bornes de la politesse.

— Pardonnez-moi, madame, ma curiosité. M. Feldmann a-t-il gagné beaucoup dans le Continental ?

— Beaucoup, beaucoup ; et non pas seulement dans cette affaire-là. De 1902 à 1906, ce. furent vraiment des moissons d’or.

J’eus encore une hésitation ; puis je me décidai.

— A quel chiffre peut monter maintenant la fortune de votre mari ?

Je croyais qu’elle se déroberait à cette question ; mais il n’en fut rien.

— Je ne saurais vous le dire avec précision, répondit-elle, d’autant plus que, comme vous le savez, ces sortes de fortunes sont toujours flottantes. Mais j’ai entendu dire à mon frère que certainement mon mari possède plus de cent millions.

— Diable ! fis-je, impressionné par ce chiffre. Nos compagnes n’ont pas tout à fait tort...

Et je lui expliquai que ces dames la tenaient pour milliardaire. Ce récit l’amusa beaucoup.

— Je comprends maintenant, dit-elle, pourquoi M. Lévi vient chaque jour m’offrir des perles, ou des diamans, ou des émeraudes, ou des saphirs, en me demandant, bien entendu, le double de ce que les pierres valent. Il croit que je suis une sotte et que je n’y entends rien. Mais, pour ce qui est des bijoux, des tapis et des tableaux, il faut être bien malin pour m’attraper !

« Science héréditaire, » pensai-je, tandis qu’elle commençait à me conter quelques-uns de ses achats les plus heureux. Je lui prêtai l’oreille, par politesse ; et ensuite, afin de la rappeler à la question :

— Vous disiez, repris-je, qu’au moment où vous êtes venus loger à Madison Avenue...