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réponse. Des réflexions profondes agitaient le cœur du Juge de Steyer.

Couché sur le sol, devant lui, gisait le vieil abbé que ses moines stupides vénéraient comme un saint, le lutteur qui s’était dressé au nom de sa foi, jusqu’à son dernier soupir, contre le glaive évangélique ! Il reposait maintenant en paix, sur ces cendres, qui étaient un symbole de son Église. « Il a vécu pour une forme de foi désormais éteinte, pour un monde qui déjà s’enfonce dans la tombe. Son Église achève de périr avec lui, et sa mort amène le triomphe de la foi nouvelle dont je porte l’étendard, d’une foi qui ne jette pas les mourans sur des cendres, ni les vivans sur des épines, mais qui laisse les hommes rester hommes, heureux et libres, au nom d’un Christ meilleur que l’ancien Christ flagellé et sanglant de ces moines ! »

— Viens ! dit-il enfin à son fils. Nous allons partir !

Et lorsque Handel, le maître souverain de Steyer, traversa ensuite le grand cloître du couvent, il le considéra avec soin, à la lueur des torches qui escortaient respectueusement son passage. Il examina les escaliers, les portes, les amples voûtes gothiques de l’édifice. « Combien de temps encore. — songeait-il, — cette maison continuera-t-elle d’abriter des créatures inutiles de l’espèce de ce vieillard qui vient de disparaître ? C’est en vérité un bâtiment excellent, malgré la manière dont ces moines l’ont gâté ! Pourquoi n’aurions-nous pas, à Steyer, une Université évangélique, pour rivaliser avec celle que les Jésuites ont osé fonder à Gratz ? Voici des locaux où nous pourrions l’installer admirablement ! »

Cependant, auprès du mort, les prêtres chantaient le Deus, vénérant gentes. Deux d’entre eux, suivant l’usage, s’occupaient à laver le corps de l’abbé. Le frère Albert les assistait, tenant en main un antique bassin de cuivre où se voyaient, en relief, l’arbre du Paradis et les premiers parens. Après quoi, à mesure que ses deux compagnons revêtaient le mort de ses ornemens sacerdotaux, il leur tendait tour à tour la cuculle, le pallium, enfin les sandales, sans qu’aucune émotion se montrât sur ses traits pleins de gravité. Mais avant que d’autres frères apportassent le cercueil, il se pencha sur les mains de l’abbé, que l’on avait croisées sur sa forte poitrine, et longuement il les baisa. Et une grande douleur lui transperça l’âme, à la pensée qu’un père aussi zélé se fût trouvé contraint de mourir sans avoir pu délivrer l’enfant de ses larmes, c’est-à-dire la ville et le pays de Steyer. Alors, la bouche toujours appuyée sur ces mains desséchées, le jeune moine se jura de donner son sang pour le salut de Steyer, suivant l’exemple du père vénéré dont le grand cœur s’était rompu à force d’amour pour sa ville. Et toute sorte d’idées et de projets tourbillonnèrent en lui, comme des lueurs dans la nuit. Mais soudain voici qu’il lui sembla entendre de nouveau le dernier mot de l’abbé : sanctam ! Et soudain voici qu’à côté de l’abbé il crut voir une jeune femme, une jeune vierge en prières ! « Celle-là est la Sainte, et c’est elle qui vaincra ! »

Le frère Albert se passa la main sur le front, puis regarda autour de lui comme un dormeur qui s’éveille. Il n’y avait là aucune jeune vierge, et l’abbé gisait, enveloppé d’encens, muet et solennel sous le pallium, et déjà d’autres mains pâles écartaient ses mains des lèvres d’Albert, s’apprêtant à déposer le corps dans le cercueil.