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Nous trouvions notre domicile si agréable et si commode, que, contre notre ordinaire, nous n’avions nulle impatience d’arriver, d’autant mieux que nous étions munis de force vivres, vin de Canaries, etc. » Évidemment, la route, dans de telles conditions, ne devait point paraître longue. Quelles délices de voyager ainsi, lentement et confortablement, dans l’un des plus beaux pays du monde et avec les plus charmans compagnons de plaisir qui furent jamais ! Dès que la nuit tombe, le bateau s’arrête ; on dîne dans une villa ; à défaut, on improvise un festin à bord. On danse, on chante, on joue jusqu’au matin. Des intrigues se nouent et se dénouent. Le moindre incident prend un pittoresque délicieux.

En aucun temps, la douceur de vivre ne fut plus grande ni plus passionnément cultivée que pendant les années du XVIIIe siècle vénitien. Il faut lire les mémoires de l’époque pour se faire une idée des fêtes incessantes qui se succédaient sur ces rives où s’élevaient près de cent cinquante villas. L’existence y était aussi luxueuse et plus libre encore qu’à Venise. On ne villégiaturait pas alors pour se reposer et jouir de la campagne, mais pour s’amuser, se griser de plaisirs, passer de divertissemens en divertissemens, de folies en folies, et aussi pour éblouir ses voisins. Les Vénitiens d’alors avaient un peu la mentalité des Parisiens de nos jours qui n’imaginent d’autre distraction que de se retrouver à Cabourg ou à Trouville, sur les mêmes planches et dans les mêmes salles d’un casino. Le snobisme est de tous les temps : le mot seul est moderne. Il fallait avoir sa villa sur la Brenta, comme il faut l’avoir aujourd’hui sur les plages du Calvados.

Depuis le début du siècle dernier, l’eau calme de la rivière ne renvoie plus les lueurs des barques ni les échos des romances de Pergolèse et de Cimarosa. La triste Fusina ne voit plus flotter les burchielli pavoisés ; seules, des péottes chargées de fruits vont, chaque matin, alimenter les marchés de Venise. Sur ces rives désertées, Candide chercherait vainement le seigneur Pococurante ; et Corinne, au départ d’Oswald, n’y louerait plus une villa. C’est Napoléon qui porta le premier coup à la prospérité de Venise ; la domination autrichienne acheva la ruine. Déjà, en 1833, quand Chateaubriand y vint, ces bords n’étaient plus aussi amènes, et de nombreuses villas avaient disparu : pourtant, malgré ce demi-désappointement, il fut charmé « des