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ouvriers n’eurent pas de programme particulier. Quand les corporations se réunirent pour rédiger les cahiers de doléances, on ne voit pas que les artisans (les ouvriers) soient entrés en conflit avec les maîtres pour leur rédaction. Ils laissèrent ces derniers tenir la plume. Bien mieux, les industriels confondaient naturellement leur cause avec celle de leurs ouvriers et du consentement de ceux-ci. Les fabricans parisiens, n’ayant pas été élus aux États-Généraux, protestèrent et se plaignirent en disant que la classe ouvrière n’était pas représentée. »

C’est à cette conclusion, que « la question sociale, en 1789, n’était pas encore une question ouvrière et paysanne, mais une question bourgeoise, » qu’est obligée d’arriver même une « histoire socialiste » de la Révolution. M. Jaurès le reconnaît dès sa préface, et rien dans la suite de son grand ouvrage n’en vient affaiblir la constatation : « La Révolution française a préparé indirectement l’avènement du prolétariat. Elle a réalisé les deux conditions essentielles du socialisme, la démocratie et le capitalisme. Mais elle a été, en son fond, l’avènement politique de la classe bourgeoise. D’abord, la bourgeoisie révolutionnaire utilise contre l’absolutisme royal et contre les nobles la force des prolétaires, mais ceux-ci, malgré leur prodigieuse activité, malgré le rôle décisif qu’ils jouent en certaines journées, ne sont qu’une puissance subordonnée, une sorte d’appoint historique. Ils inspirent parfois aux possédans bourgeois une véritable terreur : mais au fond ils travaillent pour eux ; ils n’ont pas une conception de la société radicalement différente... Même en 1793 et 1794, les prolétaires étaient confondus dans le Tiers-État : ils n’avaient ni une claire conscience de classe, ni le désir ou la notion d’une autre forme de propriété. Ils n’allaient guère au delà de la pauvre pensée de Robespierre : une démocratie politiquement souveraine, mais économiquement stationnaire, faite de petits propriétaires paysans et de petite bourgeoisie artisane. » Et plus loin, sur l’état des esprits à Marseille : « Au fond, malgré la prodigieuse distance qui sépare les hauts bourgeois vingt fois millionnaires de l’ouvrier du port ou de la harangère, le Tiers-État n’est pas encore coupé en deux. Ouvriers et bourgeois sont deux élémens encore solidaires du monde nouveau en lutte contre le régime ancien. » Mais voilà mieux : il n’est pas jusqu’au coup de tonnerre de Mirabeau : « Ne dédaignez pas ce peuple qui produit tout, ce peuple qui pour être formidable