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sur l’Amérique du Sud. « Tout beau, messieurs ! a-t-on envie de leur dire. Vous n’êtes pas seuls au monde. Voyez plutôt ce que la France a fait sur un territoire qui, n’ayant pas beaucoup plus de cinq cent mille kilomètres carrés, est à peine aussi grand que l’un de vos États. Ce territoire nourrit quarante millions d’hommes. Sans prodigalités américaines, certes ; mais fut-il jamais louable de jeter l’argent par les fenêtres ? La France maintient vivace et robuste la plus complète des civilisations, puisque rien n’y manque, ni la littérature, ni l’art, ni la science, ni la philosophie, ni la politesse des mœurs, ni la civilité des manières, ni la force des armes, ni l’agriculture, ni l’industrie, ni le commerce, ni la banque. Elle s’occupe de civiliser de nouveaux territoires, entre autres ceux qui, en Afrique, appartenaient à Rome, « Trop lentement, » dit-on. Mais cette lenteur est naturelle, puisque la France se propose, non seulement d’exploiter des terres, des mines et des marchés, mais de transformer l’âme et l’intelligence des peuples. Que dis-je ? Ce n’est pas uniquement sur la terre, c’est aussi dans les airs que la France ouvre de nouvelles voies à l’homme. N’est-ce pas elle qui nous a enseigné à voler ? Non, sans doute, la France ne connaît pas la tolérance américaine ; mais il faut l’en louer : car la tolérance américaine est fille du matérialisme. Personne, en Amérique, ne se préoccupe des croyances d’autrui, et tout le monde vit en paix, parce que tout le monde préfère aux biens idéaux les biens matériels, « Mais l’indiscipline, objecte-t-on encore, l’alcoolisme, le nombre croissant des divorces... » A quoi je réponds : la vie ressemble, non au jet régulier d’une élégante fontaine de jardin, mais aux tourbillons d’une cascade ; et, dans une certaine mesure, le désordre n’est que l’impétuosité même avec laquelle la vie se porte du passé vers l’avenir. Du reste, laquelle de ces deux choses vous paraîtrait la meilleure : ou que dans toute l’Amérique septentrionale la population devînt dense comme en France, et qu’un Paris s’élevât au centre de chaque demi-million de kilomètres carrés ? ou que, sur tout le territoire de l’Europe, quatre-vingts ou quatre-vingt-dix millions d’hommes vécussent au large ? Il est vrai qu’en cinquante ans les Américains ont conquis un continent aussi vaste que l’Europe ; mais ils y ont laissé derrière eux des déserts immenses. En comparaison de cette prise de possession hâtive et sommaire, combien plus assurée, quoique plus lente, a été la conquête de l’Europe