Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 13.djvu/364

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

choses, avoir des plaisirs plus exquis, des arts plus beaux, des religions plus saintes, des lois plus justes, l’idée du progrès demeura vague et le monde avança d’un pas lent et incertain : car on ne discerne plus les différences infinitésimales du beau et du bien, et, au delà d’une certaine perfection, les degrés se confondent.

— A merveille ! s’écria encore Alverighi. A merveille ! Et au contraire, l’idée du progrès a été une règle sûre pour l’action, depuis le jour où l’homme a entrepris de conquérir la terre. Deux et deux font quatre ! Non, cette vérité-là, jamais personne ne la révoquera en doute !

— D’accord, reprit Rosetti. Le signe le plus manifeste du progrès sera donc l’accroissement des richesses. Les richesses peuvent se mesurer avec facilité et avec exactitude.

— Fort bien !

— Le progrès consiste à produire toujours davantage. Mais consiste-t-il aussi à consommer toujours davantage ?

Alverighi dut pressentir dans cette question un piège : car, au lieu de répondre directement, il se déroba.

— Je ne saisis pas bien votre idée, fit-il. Que voulez-vous dire ?

— Que produire davantage soit un progrès, je comprends cela. Mais consommer davantage ? Voilà Mme Ferrero qui le nie ; et ce qu’elle pense à présent, déjà les anciens le pensaient. Pour les anciens, — n’est-il pas vrai, monsieur Ferrero ? — tout accroissement des besoins et du luxe sentait la corruption. Et il est possible que cette opinion soit exagérée ; mais êtes-vous d’humeur à soutenir l’opinion contraire et à prétendre que consommer davantage soit toujours un signe de progrès ? que, par exemple, l’homme qui boit une bouteille de vin à son déjeuner et encore une autre à son dîner, soit plus parfait que l’homme qui n’en boit qu’un demi-verre ? ou que l’oisif qui gaspille cinq cent mille francs par an vaille mieux que l’artisan laborieux qui ne peut dépenser dans l’année que les deux ou trois mille francs qu’il a gagnés avec peine ? ou que nous l’emportions sur les Romains par cela seul que nous fumons du tabac de Cuba, que nous buvons du thé de la Chine, du café de São Paulo, du chocolat et quantité d’autres boissons qu’ignoraient les personnages de l’histoire romaine ?

— Non, je ne le crois pas, répondit Alverighi.