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que M. Feldmann. Eh bien ! je dis à mon mari qu’Underhill me paraissait un jeune homme de vingt ans, et lui, un vieillard de quatre-vingt-dix ans.

— Joli compliment, ma foi !

— Le fait est, ajouta-t-elle, qu’il me garda rancune pendant trois jours. Et néanmoins, cette fois encore, j’avais raison !

— Comme toujours !

— Ne vous moquez pas de moi. Oui, j’avais raison : mon mari est aussi pessimiste et défiant que l’autre est optimiste, confiant et gai.

— L’un est Américain, dis-je, et l’autre est Européen... Permettez-moi de vous faire observer qu’en ce moment vous admirez en la personne d’Underhill cette Amérique à laquelle vous reprochiez l’autre jour d’être barbare. Ce courage, cette impétuosité, cette énergie sont précisément les qualités...

— Des Américains ? interrompit-elle brusquement, en haussant les épaules avec un geste de mépris. Vous croyez cela, vous aussi, comme le croient tant d’Européens ? Et pourquoi ? Parce que les Américains gagnent beaucoup d’argent ? Comme s’il fallait de l’audace et de l’énergie pour gagner de l’argent !

— Un peu, ce me semble, madame, et même beaucoup, par malheur.

— Mais mon mari lui-même n’en a-t-il pas gagné des quantités en Amérique ?

Un acharnement si impitoyable m’irrita, et, pour défendre ce mari inconnu, je protestai :

— Les millions lui tombent donc du ciel, à votre mari ?

— Mais non, mais non ! répliqua-t-elle avec un mouvement d’impatience. Il a le talent de choisir les hommes, voilà tout... Des hommes possédant les qualités qui lui manquent... Il les déteste, ces hommes-là ; mais il sait se servir d’eux et cacher derrière leurs épaules ses propres faiblesses. Voilà comment il a fait croire à nombre de gens qu’il est un grand financier. Pour cela, non, il ne manque pas d’intelligence... Comme pour tout le reste, d’ailleurs. Mais ce que je ne réussis pas à m’expliquer, c’est la facilité avec laquelle il se persuade à lui-même qu’il est ce qu’il n’est pas : tout comme Néron, qui avait l’illusion d’être un grand artiste. Quand une affaire a réussi, si vous voyiez comme il oublie qu’il avait déconseillé de l’entreprendre ! Un jour, après le triomphe d’Underhill, je lui rappelai son désespoir