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C’était pour trente millions de dollars que mon mari perdait ainsi la tête !

— Il n’y allait pas de main morte, votre Underhill ! ne pus-je m’empêcher d’observer.

— Et il avait raison, me déclara-t-elle avec force. Si les banquiers ne savent pas risquer leur argent, à quoi servent-ils ?

— Prétendiez-vous qu’on lui expédiât ces cent cinquante millions par mandat télégraphique ?

— Non, répondit-elle en riant. Mais il fallait y mettre un peu d’empressement, de hardiesse, de confiance. Et au contraire... Underhill dut rentrer à New-York pour expliquer l’affaire, pour convaincre les gens. Il fallait alors voir mon mari ! Pendant quinze jours il ne mangea plus, ne dormit plus, d’angoisse ; et, à dire vrai, les autres aussi ne savaient que faire, même l’oncle qui pourtant est un homme sérieux. Ils redoutaient que le chemin de fer ne fit une nouvelle faillite au bout de deux ou trois ans... Eh bien ! trois ans plus tard, ils avaient gagné plusieurs centaines de millions par la vente des actions.

— Et Underhill était devenu un grand homme ! ajoutai-je.

— Il l’avait bien mérité !

— N’oublions pas cependant, repris-je, que la chance y fut pour quelque chose. Tout juste à cette époque, les céréales commencèrent à renchérir. La prospérité revint dans ces régions que la crise de 1893 avait dévastées. La guerre des Philippines arriva aussi fort à propos. Bref, en quelques années, le trafic du chemin de fer tripla ou quadrupla. Les circonstances ont beaucoup favorisé Underhill. S’il s’était trompé…

— Mais il ne s’est pas trompé ! Son génie avait deviné que les temps changeaient...

— L’avait-il réellement deviné ? Ou est-il allé de l’avant un peu à l’aveuglette, pour tenter l’inconnu, comme on fait si souvent ?

— Vous n’auriez pas ce doute si vous l’aviez entendu discuter avec mon mari... C’est une chose bizarre, ajouta-t-elle après un moment de réflexion. Mon mari est un puits de science, et c’était merveille de l’entendre démontrer que les territoires du Continental étaient et devaient rester de vrais déserts pendant des siècles ! Lorsqu’il parlait, moi qui ne suis qu’une pauvre femme ignorante, je trouvais impossible qu’il n’eêt pas raison. Et au contraire... Comment expliquez-vous cela ?