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à l’oreille, en regardant Mme Feldmann. Qui dirait qu’hier soir…

— Ah ! ces femmes de la haute société ! repartit l’amiral, sans détacher ses yeux des couples dansans. Une belle robe est pour elles comme une fanfare pour les soldats. Quand elles l’ont sur le corps, elles oublient tout, chagrins, maladies, âge…

Puis je lui racontai brièvement l’entretien que Mme Feldmann avait eu avec ma femme dans la matinée ; mais, lorsque je lui dis que cette dame craignait que son mari ne fût un peu fou, je vis un sourire effleurer ses lèvres.

— Pourquoi souriez-vous ? demandai-je.

— Pour rien... Comme ça... C’est curieux !...

Et il redevint muet, regardant la danse, tandis que je ramenais la conversation vers le sujet que nous avions discuté au diner. Et voilà que soudain la machine se mit à siffler, rauque, sourde, pour annoncer longuement à nous tous, qui n’y pensions plus, que la ligne idéale, frontière irréelle entre les deux moitiés de la planète, était franchie ! Les danses s’interrompirent aussitôt ; Mme Feldmann se leva ; nous nous précipitâmes sur le pont ; à la troisième classe, des entrailles profondes et des retraites cachées du navire hommes et femmes débouchèrent pour voir le Cordova naviguer dans l’hémisphère boréal ; des cris de joie résonnèrent dans la nuit. Mais la nuit était aussi obscure que d’habitude ; au haut du ciel, les étoiles brillaient avec leur splendeur accoutumée, silencieuses ; ni plus lent, ni plus rapide que d’ordinaire, le Cordova fendait avec un bruit de cascade les eaux infinies que l’on entrevoyait à peine. Nous avions changé d’hémisphère, mais rien n’était changé dans le monde. Nous clamions à l’Univers notre allégresse, du fond de la nuit, au milieu de l’Océan, sur la fragile coquille de fer qui nous portait ; mais la face impassible de l’obscure immensité ne s’altérait pas du plus imperceptible frémissement.

Peu à peu, après avoir bien regardé en bas, à droite, à gauche, après nous être bien convaincus que, si nous avions changé d’hémisphère, rien pourtant n’était changé autour de nous, nous commençâmes à nous disperser un à un dans le bateau, pour jouir de la soirée. Depuis quelque temps, ma femme et moi, nous étions à l’écart, sur le pont de promenade, causant de la discussion précédente, lorsque survint Mme Feldmann. Elle s’assit à côté de nous, commença par l’indispensable préambule — quelques phrases banales, sur le temps, sur la mer, sur la soirée ;