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de préjugés ou de partis pris ; mais la liberté, la liberté, rien que la liberté !

— Que ce que vous dites soit vrai pour l’Amérique, reprit Cavalcanti, je l’admets jusqu’à un certain point. Mais en Europe...

— En Europe aussi ! interrompit Alverighi. En Europe aussi, les masses se sont éprises de progrès, de luxe, de confort, d’aisance, d’instruction, de culture. Or, combien de pain, et avec le pain combien de fricot peuvent encore fournir aux masses les arts, les lettres et les sciences qui ne servent pas à l’industrie, en comparaison de ce que fournissent des terres, des mines, des machines ? Voyez, par exemple, la peinture, la sculpture ou la musique. Combien de millions d’ouvriers ces arts seraient-ils capables de nourrir, même si un peuple réussissait à les monopoliser ? Demain, l’art sera la ressource des peuples pauvres, de ceux qui n’ont ni vastes territoires ni mines de charbon ; mais à une condition, entendons-nous bien ! C’est que les artistes futurs se contentent d’être ce qu’ils sont, sans plus : des artisans du plaisir, des artisans d’élite, bien payés, mais des artisans.

Et il se tourna vers Mme Feldmann :

— Connaissez-vous, madame, le nom de l’artiste qui a dessiné l’admirable étoffe de votre robe ? Non. Vous êtes-vous jamais inquiétée de le connaître ? Pas davantage. Vous avez admiré le produit, vous l’avez payé, et c’est tout. Ainsi seront traités dans l’avenir tous les artistes, et ils n’en seront que plus sérieux et plus heureux. Les temps sont changés, messieurs, et malheur aux peuples qui ne s’en aperçoivent pas ! Durant trop de siècles, les hommes, au lieu de répandre toutes leurs énergies sur la surface entière de la terre, les concentrèrent sur quelques points du globe, et ne voulurent pas en sortir ; sur quelques formes de l’art, et n’eurent d’yeux, d’oreilles et de nerfs que pour ces formes-là ; sur une seule doctrine philosophique et sur une seule croyance religieuse. Mais aujourd’hui l’homme a ouvert à deux battans les portes de l’Univers. Le progrès est la grande force propulsive du monde et l’Amérique est la grande maîtresse de civilisation. Nous voulons tout : toute la terre, toute la beauté, toutes les jouissances, toutes les vérités !...

— En somme, dit Rosetti, selon vous, l’art serait un pur et simple divertissement placé en dehors de ce grand mouvement des choses humaines que l’on appelle le progrès.