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du soir ; mais, au second service, lorsque Cavalcanti pria Alverighi de continuer la conversation interrompue et de lui démontrer que la machine n’avait pas enlaidi le monde, nous cessâmes de songer à la ligne.

— C’est l’œuf de Colomb, répondit gaiement Alverighi. Considérons ce qui s’est passé pour les vêtemens, puisque vous avez fait allusion aux vêtemens. Refuserez-vous à l’industrie de la soie le mérite de fabriquer aujourd’hui des étoffes qui sont une joie pour les yeux, des prodiges de beauté ? Est-il quelqu’un qui ose dire que toutes les autres étoffes, de laine, de coton, de lin, dont s’habillent les femmes, manquent d’élégance et ne soient pas imaginées et fabriquées avec un art véritable ? qu’il n’y a pas non plus de l’art dans l’invention des innombrables modes auxquelles s’habillent les femmes, pour le désespoir et la ruine de leurs infortunés maris ? J’accepte dès maintenant Mme Feldmann comme arbitre, s’il surgit sur ce point quelque contestation ! Mais il est impossible qu’il en surgisse. Passons donc tout de suite au vêtement masculin. On a coutume de dire qu’en ce qui concerne ce vêtement, la commodité passe toujours avant la beauté. Mais à nos habits aussi l’industrie s’efforce de donner du lustre, afin d’attirer les acheteurs : dessins et teintes qui plaisent, coupes élégantes, formes qui conviennent à la personne du client ; de la beauté, en un mot, comme en avaient les étoffes merveilleuses d’autrefois ; et le costume du XVIIIe siècle, tout en nœuds de rubans, en dentelles, en paremens…

— Mais les étoffes d’aujourd’hui sont de la camelote, tandis que celles d’autrefois étaient des œuvres d’art presque éternelles ! interrompit Cavalcanti.

— De la camelote I D’éternelles œuvres d’art ! Voilà de bien sonores paroles, répliqua Alverighi ; mais j’ai peur qu’elles ne soient un peu vides. Et dire que je me suis époumoné, l’autre soir, pour vous démontrer que le beau, c’est ce qui plaît, et rien de plus ! Il en est ainsi dans toutes les discussions : pour un moment, on se laisse convaincre ; puis on retombe dans les vieilles erreurs. Dites-moi, je vous prie, avec quelle aune ou avec quelle balance vous mesurerez ou pèserez la beauté des modes actuelles et des modes anciennes, afin de découvrir de quel côté il y en a davantage et de quel côté il y en a moins ? Vous, comme tant d’autres, vous prenez pour décadence artistique ce par quoi, au contraire, l’art se purifie des intérêts.