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une réelle maturité. Aujourd’hui, au contraire... Grâce aux machines, à l’Amérique, au progrès et à cent autres nouveautés, on improvise les civilisations elles-mêmes. Il suffit pour cela de découvrir des mines de charbon et de fer, de posséder un vaste territoire et quelques capitaux. Si la population manque, on en grappille dans les pays trop peuplés. On fabrique d’abord le fer ; puis, avec le fer, toute sorte de machines, à commencer par les voies ferrées ; puis, avec les machines, toute sorte de marchandises et de camelote, en grande hâte, à profusion. On vient à bout de tout cela, avec quelques inventeurs et quelques capitalistes ; la multitude qui fera fonctionner les machines n’a besoin ni d’éducation ni de culture, pas même de connaître la langue du pays. En vingt ou trente ans, le pays regorgera de richesses ; et, puisque aujourd’hui les hommes ont tant de besoins, et que, pour les satisfaire (sur ce point, je reconnais, hélas ! que vous avez raison !), il faut des métaux, du blé, des étoffes, de la viande, des machines, et non de l’art, de la littérature, de la religion, de la justice, une discipline morale, on admirera ce pays de l’abondance comme le modèle du progrès et de la civilisation telle que l’entend notre époque. Et ainsi un ramassis de gens, amalgamés au hasard par la fureur de gagner gros, s’aperçoit un beau jour qu’il est un grand peuple ! Y a-t-il lieu de s’étonner, dès lors, si cette multitude s’enivre d’orgueil, si elle prend toutes les idées qui lui bourdonnent dans la tête pour de prodigieuses inventions, si elle se flatte de pouvoir refaire à nouveau le monde, — art, coutumes, idées, tout, — bref, si elle se persuade que le monde commence à partir d’elle ? Mais, au contraire, le monde est vieux, très vieux, et il n’a pas besoin d’être remodernisé tous les trente ans... Vous riez ? Il est certain que l’Amérique du Nord est une créature de la machine, et par conséquent vous devez trouver naturel...

Ici elle se tut, interloquée par le sourire de triomphe qui épanouissait le visage d’Alverighi.

— Enfin la vérité a parlé ! s’écria-t-il. Ce n’a pas été sans peine ; mais elle a parlé, claire et ingénue, par votre bouche, madame ! C’est bien cela ! Puisque les temps modernes favorisent l’Amérique plus que l’Europe, l’Europe voudrait remonter à rebours le courant des temps ! Puisque l’Amérique, avec ses machines plus puissantes, joue maintenant à l’Europe le mauvais tour que jadis l’Europe a joué à l’Orient avec les premières