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à sentir que le petit doigt lui faisait mal. Il résista quelque temps ; mais, le lendemain n’en pouvant plus, il vint me dire, avec une frimousse très sérieuse : « Tu sais, maman, les sandales me vont très bien ; mais c’est mon petit doigt qui est trop court. »

Nous éclatâmes de rire. Elle poursuivit :

— Aujourd’hui, nous sommes tous amoureux des machines, comme Léo l’était de ses sandales, et nous imputons sans cesse à nous-mêmes leurs défauts : nous accusons le doigt d’être trop court, parce que la sandale n’est pas assez longue. Produisent-elles excessivement ? Ce n’est pas leur faute : c’est nous qui ne consommons pas assez. La hâte avec laquelle elles nous contraignent à vivre et à travailler nous met-elle sur les dents ? Ce ne sont pas elles qui courent comme des folles : c’est nous qui sommes des engourdis et des tardigrades. Détruisent-elles des traditions, propagent-elles des vices, dissolvent-elles la famille ? Allons donc ! la vraie cause du mal, c’est que c’est nous qui sommes des animaux antédiluviens. Bref, le petit doigt est trop court. Voilà votre progrès !

Les entretiens précédens, l’art, Dante, le passage de l’équateur, tout cela était oublié par tout le monde, même par Alverighi. Mais personne n’avait bien compris.

— Veuillez me pardonner, madame, dit Alverighi après un instant de silence ; mais je ne vous entends pas bien. Vous n’êtes donc point persuadée que notre époque est la plus grande et la plus merveilleuse que l’histoire ait jamais vue ?

Je sentis que le moment était venu d’intervenir pour expliquer les paroles et les allusions de ma femme. Je racontai comment, quelques années auparavant. Mme Ferrero avait fait des études relatives aux machines, et comment le résultat de ces études avait presque épouvanté son père et moi : car elles tendaient à conclure que les progrès de la grande industrie mécanique étaient une calamité, spécialement pour les pays pauvres. Nous avions donc longuement discuté avec Gina sur cette thèse et sur les faits qui servaient à l’établir ; mais ni elle ne nous avait convaincus, ni elle ne s’était laissé convaincre par nous, de sorte que ces discussions, et sans doute aussi quelques difficultés graves rencontrées sur les points les plus obscurs du problème, l’avaient finalement induite à renfermer dans un tiroir ses volumineux cahiers de notes.