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inévitable, de cette résipiscence de l’histoire, c’était que, peu à peu, l’homme se désintéressait de l’art. Autrefois, avant que l’Amérique fût découverte et les machines inventées, lorsque le monde était petit et pauvre, lorsque les peuples, les villes et les souverains rivalisaient entre eux pour rendre plus beau le coin de territoire sur lequel chacun d’eux vivait, alors un art, même unique, par exemple la peinture, ou la sculpture, ou l’architecture, pouvait être pour un peuple une source de gains copieux, une importante cause de prestige ; et, par conséquent, l’État, l’Église, les souverains, les familles puissantes, les hommes influens s’efforçaient d’imposer tel ou tel art et ses produits à l’admiration de tous. Mais aujourd’hui, notre volonté et notre devoir, c’est de conquérir la terre ; et, pour une telle conquête, les armes ne sont point les arts, capables d’enfanter chaque demi-siècle quelque laborieux chef-d’œuvre ; ce sont les mines, les terrains, les capitaux, les machines, la science. L’empire que l’Europe exerçait dans l’art, cet empire que Rosetti croyait éternel ou presque, était donc destiné à succomber sous l’invasion des machines et des richesses américaines ; et même il était déjà en train de s’écrouler de toutes parts, à la grande joie et pour le grand bien du monde. La dernière tyrannie de l’Europe succombait et le temps de la pleine liberté spirituelle commençait, ce temps où il serait permis enfin à tout homme d’admirer à sa guise ce qui lui plairait, sans autorisation préalable de la faculté.

— Notre avocat pourrait poser sa candidature à une chaire de philosophie de l’histoire ! dis-je en riant. Mais toute cette théorie, j’imagine qu’il se l’est faite ces jours-ci, pour répondre à ce que vous lui avez dit relativement au long empire que l’Europe exercera sur l’art.

— Je le crois, répondit-il en souriant. Et il y a même apparence que c’est pour préparer cette réplique qu’il s’est tenu à l’écart depuis deux jours.

— Et qu’est-ce que vous lui avez répondu ?

— A cet endroit de l’entretien, nous nous sommes quittés. Il était tard, et nous n’avions pas, comme toi, passé la soirée à consoler de belles dames.

Sur ces entrefaites, ma femme survint et me dit qu’elle venait de rendre visite à Mme Feldmann, qui l’avait fait prier de monter dans sa cabine parce qu’elle était indisposée et désirait la voir.