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comme aujourd’hui. Charlemagne est pour lui, par ressouvenir érudit, l’empereur des Bavarois, des Frisons, des Saxons ; mais il est le roi de douce France ; ce sont les Francs de France qui sont les plus proches de lui dans ses conseils (Par cels de France voelt il del tut errer), et les vingt mille de Roncevaux sont tous des Francs de France : ils ont seuls le privilège de mourir avec Roland. Donc, nous assure-t-on, le poème de Turold représente « l’esprit germanique dans une forme romane. » Une telle formule l’aurait surpris. Vainement on lui aurait remontré que « 1° l’idée de la guerre est toute germanique dans nos poèmes ; » que « 2° la royauté, dans nos épopées, est toute germaine ; » que « 3° la féodalité y est d’origine germaine ; » que « 4° le droit germanique a laissé sa trace dans nos chansons de geste ; » et que « 5° l’idée de la femme n’y est pas moins germaine[1]. « Il eût répondu qu’il se pouvait bien, mais qu’il n’en était pas moins un Franc de France.

Il y a dans la correspondance de Jacob Grimm une parole que j’ai la faiblesse d’admirer. Une théorie de Görres voulait que les Nibelungen ne fussent pas d’origine allemande, mais scythique : le bûcher de Brünhild, assurait-il, s’était d’abord allumé sur le Caucase, et Jacob Grimm ne pouvait s’en consoler. Il écrivit donc à Görres : « Si l’on met en question l’origine de notre poésie héroïque, j’avoue que je n’abandonnerai pas volontiers, de prime abord, le sol connu, les rives de notre Rhin bien-aimé. S’il me fallait admettre une origine scythique, cela me ferait le même effet que s’il me fallait abandonner ma religion pour une autre religion plus ancienne. » Pareillement, je ne conviendrai pas sans de bonnes raisons que les chansons de geste soient d’origine germanique, et, ne connaissant à l’appui de ce système que des raisons sans force, je ne rendrai notre Chanson de Roland aux Germains que lorsque les Allemands auront d’abord rendu aux Scythes leurs Nibelungen.


JOSEPH BEDIER.

  1. Ce sont les rubriques de cinq développemens de Léon Gautier, les Épopées Françaises, t. I, p. 24-31.