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me vois, j’aurai fait quelque tour de ma façon. » Roland l’entend et rit.

Quand Ganelon voit que Roland s’en rit, il pense éclater de deuil et de colère ; il a presque perdu la raison. Il dit au comte : « Je ne vous aime pas, vous qui par félonie m’avez fait choisir ! Droit empereur, me voici à vos ordres. Je veux remplir jusqu’au bout votre commandement.

« Je le sais, qu’il me faut aller à Saragosse : qui va là-bas n’en revient pas. Rappelez-vous surtout que j’ai de votre sœur un fils, le plus beau qui soit, Baldewin ; un jour, s’il vit, il sera un prudhomme. Je lui lègue mes alleux et mes fiefs. Prenez-le bien en votre garde, je ne le reverrai de mes yeux. » Charles répond : « Votre cœur s’attendrit trop vite. Puisque je le commande, il vous faut aller.

« Ganelon, approchez, dit le Roi, et prenez le bâton et le gant. Vous l’avez entendu, c’est vous que les Francs désignent. — Sire, dit Ganelon, c’est Roland qui a tout fait. Je ne l’aimerai de ma vie, ni Olivier, parce qu’il est son compagnon, ni les douze pairs, parce qu’ils l’aiment tant. Je les défie, sire, à vos yeux. » Le Roi dit : » Vous avez trop de courroux. Vous irez, parce que je le commande. — Oui, j’irai, mais sans nulle sauvegarde, tout comme Basile et son frère Basant. »

L’Empereur lui tend son gant droit ; mais le comte Ganelon eût voulu n’être pas là. Quand il pensa le prendre, le gant tomba par terre. Les Français disent : « Dieu ! quel signe est-ce là ? De ce message nous viendra grande perte. — Seigneurs, dit Ganelon, vous en entendrez nouvelles. »

« Sire, dit Ganelon, donnez-moi le congé ; puisque je dois partir, je n’ai que faire de tarder. » Le Roi dit : « Allez, par le congé de Jésus et par le mien. » Il l’absout et le bénit de la main droite, puis lui livre le bâton et le bref.


Ganelon s’équipe, pleuré déjà comme un mort par ses chevaliers. Que signifie le présage du gant qu’il a laissé choir ? Qu’a-t-il voulu dire par ses menaces ? Lui-même ne le sait pas encore. Il sait seulement qu’on ne revient guère de Saragosse et qu’il a défié Roland. Il défend qu’aucun de ses chevaliers l’escorte. Il envoie son dernier salut à sa femme, à son fils, et part (v. 342-365).

Mais bientôt, ayant rejoint sur la route les messagers sarrasins, il complote avec eux de livrer Roland à leur roi Marsile (v. 389-403), et à cet instant, il semble qu’il revête le personnage du traître classique. Pourtant, introduit aussitôt (v. 405) devant Marsile et sa cour assemblée, voici qu’à notre surprise, Ganelon, au lieu de lui parler en allié et déjà en complice, lui rapporte au contraire, en toute leur dureté, les conditions que Charles veut lui imposer. Que le Sarrasin se soumette, ou Charles viendra l’assiéger à Saragosse, l’emportera jusqu’à Aix, lié sur une bête de somme, l’y fera périr de mort vile. Il est le messager de Charles, il tient à dire son message fièrement : Roland lui-même ne l’aurait pas dit plus fièrement. Tandis