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Or, il y a, entre ces deux termes, — réalité, beauté, — une antinomie. Flaubert l’a durement constatée. Il la signale, à toutes les étapes de la civilisation : elle se marque, à ses yeux, toujours plus nettement d’âge en âge. A l’imitation des positivistes, il distinguait, dans le devenir de l’humanité, des périodes et, badinant avec chagrin, les désignait : paganisme, christianisme et « muflisme. » Ses romans, il les a placés dans ces trois périodes, dans la troisième aussi, où triomphe la laideur.

Imposer à la réalité, triomphalement laide, la beauté : comment faire ? Comment Flaubert a-t-il résolu l’antinomie ? A-t-il embelli la réalité, ainsi que d’autres l’enjolivent ? Non, certes : ou bien, il aurait manqué à sa discipline. Mais, en lui laissant sa laideur, il l’a vêtue de beau style. Bref, il l’a traitée un peu comme fit Vélasquez les princes décrépits de la maison d’Autriche : il les habille d’étoffes somptueuses, de brocarts d’or et les décore de son génie. Flaubert costume de ses phrases la réalité médiocre ou infâme.

Un simple réaliste copie la réalité ; il ne permet point à sa phrase de ne pas suivre assidûment la ligne qu’on voit. Et il appauvrit même sa phrase, afin de la rendre moins orgueilleuse, plus docile : petite servante de la réalité.

La beauté d’abord ! disait Flaubert. Et il reprochait à Zola d’autres soucis.

Il disait aussi : « Moi, j’admire autant le clinquant que l’or. La poésie du clinquant est même supérieure en ce qu’elle est plus triste ! » Il y a, dans cette boutade, un peu de plaisanterie, certainement, et beaucoup de vérité, car il songeait à ce rôle magnifique et bizarre qu’il avait assumé : rehausser du fin métal de ses phrases la grossière étoffe de la réalité.

Il n’était pas gai, à part lui : ses propos véhémens, sa fausse allégresse ne doivent pas faire illusion. Il était assez nihiliste et n’attendait rien du progrès dans le monde, qu’un enlaidissement continu ; il n’attendait pas, de la science ou de la philosophie, une révélation de l’inconnaissable : il comparait la vie à la meule qu’un esclave tourne.

On le chicanerait là-dessus. A quoi bon ? Le pessimisme n’est pas une dialectique ; et l’optimisme non plus.

Mais, au désastre universel, survivait l’art uniquement. Il lui donna toute son existence, toute sa ferveur, le zèle d’un dévot. « Dans ma pauvre vie, si plate et si tranquille, les phrases sont des aventures, et je ne recueille pas d’autres fleurs que des métaphores... » Son hérésie exquise considérait le monde comme une illusion qui peut