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l’art, des choses étrangères. » (Quel homme, et digne d’étonner aujourd’hui maints littérateurs !) Il songeait à ne plus imprimer rien, mais à écrire, pour lui seul : quant à « publier, » c’était une chose dont il disait, et sincèrement, qu’il ne sentait pas le besoin.

Mais il sentait le besoin d’écrire. Cependant, le style lui était un dur travail ; il en parle comme d’un supplice. Il avait donc, au vrai, besoin d’avoir écrit. Ce besoin d’accomplir une œuvre d’art est le fait psychologique dont le secret me semble résider dans l’instinct même d’une sensibilité pareille à celle de Flaubert.

Une telle sensibilité est riche merveilleusement ; elle reçoit un perpétuel afflux d’impressions variées comme l’univers. Elle est malheureuse : toujours en éveil et toujours agitée, elle ne trouve pas son repos. Il le lui faudrait ; car elle se fatigue, à frémir incessamment. Elle le cherche. Elle ne le trouve pas en elle-même, car elle est toujours en mouvement. Une excessive rapidité l’emporte ; elle gaspille et perd ses richesses, plus précieuses d’être menacées. Et elle a le désir ardent de l’immobilité, de la durée. Elle est comme une nymphe lasse auprès d’un fleuve, son amour, fuyant au long des rives et qu’elle ne sait pas arrêter. Elle voudrait se mirer à la surface de l’eau, turbulente et qui s’échappe. Elle plonge ses doigts dans l’eau et ne la peut captiver. L’eau se sauve comme le temps.

Si la nymphe est pourvue de savans prestiges, elle congèlera le fleuve, plutôt que de le laisser fuir : il sera devant elle, immobile enfin, immobile et froid, séparé d’elle ainsi ; elle n’y trempera plus ses doigts frissonnans. Mais elle aura goûté la joie d’éterniser un instant.

Il y a, dans l’essence même de la sensibilité, une velléité de suicide. Et la nymphe a tué le fleuve. Mais la sensibilité est, à la fois, le fleuve et la nymphe. Elle est éprise et jalouse d’elle-même. Elle se tue, afin de se posséder. En d’autres termes, et plus simples, elle renonce à elle-même.

Il est remarquable que tous les grands renoncemens proviennent d’une sensibilité immense et qui se tue.

Ce sera peut-être l’amour, don de soi, don parfait ; et, « pour se regarder au miroir d’une autre âme, » une âme invente l’oubli de soi.

Ce sera peut-être le dévouement, totale abnégation de l’égoïsme. Flaubert, « aumônier des Dames de la Désillusion, » écrivait à une femme inquiète : « Pensez moins à vous… Tâchez donc de ne plus vivre en vous ! »

Ce sera peut-être l’action, car elle exige qu’on abandonne son plaisir. Mais Flaubert avait l’horreur de bouger.