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Le livre de M. Louis Bertrand n’est pas une étude continue, mais plutôt un recueil d’essais relatifs, les uns et les autres, à Flaubert. Cependant, il a quelque unité. L’auteur, s’attachant principalement aux ouvrages les plus lyriques de Flaubert, à Salammbô et à la Tentation de Saint Antoine, examine le réalisme qui subsiste là encore, sous les dehors les plus romanesques. M. Bertrand connaît à merveille d’Afrique : on n’a pas oublié La Cina. Et voici ce qu’il nous apprend.

L’Afrique de Flaubert est la vérité même : vérité du décor et de la couleur ; et vérité plus profonde, celle des races. Les types de Salammbô sont « absolument africains. » Et l’âme de l’Afrique « n’a pas changé, depuis des siècles. » Les personnages de Salammbô, M. Bertrand les a rencontrés en Afrique. « Le rival d’Hamilcar (dit-il), le vieux Suffète de la mer, rongé par la lèpre et accablé sous sa graisse malsaine, c’est l’âpre marchand juif ou maltais, sémite comme Hannon, qu’on peut voir encore dans les boutiques sordides d’Alger ou de Constantine, comme dans les souks de Tunis. Narr Havas, c’est le grand chef du Sud, le cavalier aux yeux de gazelle, qui épouse nos filles, boit notre Champagne, accepte nos décorations, prêt d’ailleurs à passer du jour au lendemain dans le camp de nos ennemis ; Spendius, c’est l’aventurier napolitain ou espagnol, bon à toutes les besognes, ruffian ou tenancier de maisons louches, fanfaron et vantard, se poussant par tous les sales métiers, ébahi d’une fortune soudaine, qu’il gaspille et qu’il perd avec la même facilité qu’il l’a acquise. Mathô, c’est le bon nègre, ou le fidèle spahi, épris de la fille de son général, fait uniquement pour servir, fier de porter nos médailles, très capable d’ailleurs d’un gros héroïsme et qui finit par se faire tuer pour nous dans quelque Tonkin ou quelque Madagascar. » Je crois qu’on est ravi de le savoir. On le devinait : désormais on a de quoi répondre à qui, dans Salammbô, ne veut apercevoir que de l’archéologie. Il y a, dans Salammbô, de la vie, ancienne et durable.

A cet égard, Salammbô n’est pas une œuvre d’un autre ordre que l’Éducation sentimentale ou Madame Bovary. M. Louis Bertrand l’a très bien montré. Or, s’il a montré, dans Salammbô, l’éternelle vie, à plus forte raison la devons-nous sentir dans les romans de mœurs contemporaines. Il proteste, à mon avis, très heureusement contre une fausse interprétation de Flaubert, laquelle nous présente ce grand artiste comme le prisonnier de son art : un prisonnier malheureux qui, à travers les grilles de sa geôle, ne voit guère le monde et qui fait de la littérature ainsi que, les autres, le chausson de lisière. Non : l’esthétique