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ASSUÉRUS

Tu veux donc que pour nous la nuit d’amour soit noire ?

ESTHER

Je veux qu’elle soit rouge et que sous son manteau
D’étoiles le sang pur ruisselle comme l’eau,
Qu’autour de notre couche, en son ombre agrandie.
Éclate le tumulte et ronfle l’incendie,
Et jusqu’aux premiers feux du matin renaissant,
Que les noces d’Esther soient des noces de sang !…

Bientôt on entend une clameur gronder dans le lointain. C’est le massacre qui commence. Ça n’a pas traîné. Alors Esther commence à éprouver du plaisir dans les bras d’Assuérus. Elle se donne, dans le double enivrement des sens satisfaits et de la vengeance assouvie. Du sang, de la volupté et de la mort !

Jamais je n’ai rêvé d’une pareille extase…
Aimons-nous dans la mort et dans la volupté.

Telle est cette nuit de noces, bien orientale. Il est à peine besoin de remarquer que cette scène très montée de ton ne figure pas et ne pouvait pas figurer dans une pièce destinée à être représentée par les demoiselles de Saint-Cyr ;… mais puisque c’est conforme au Livre d’Esther !

Seulement est-ce conforme au Livre d’Esther ? Il est dit dans la Bible que la Reine obtint de l’amour du Roi des lettres ordonnant de massacrer les ennemis de sa race. Et c’est tout. Là-dessus l’imagination des deux auteurs, qui venaient de lire le chapitre de Paul de Saint-Victor, est entrée en travail. Elle leur a aussitôt suggéré la vision d’une femme atteinte de cette espèce de délire qui mêle à la folie de la chair la folie du sang, avive l’une par l’autre et fait naître de l’horreur même et de la souffrance une volupté inouïe : c’est un mélange des plus savoureux et qui exclut toute idée de fadeur. L’Esther biblique devient ainsi un cas de manie érotique et sanguinaire. C’est proprement « un monstre. » Les romantiques posaient ce principe : « Fabriquons des monstres ! » Ils auraient eu pour cette Esther les yeux d’Assuérus. Ils aimaient les tableaux d’orgie et aussi à jeter au milieu des fêtes de l’amour la note macabre. Leur théâtre est rempli de dames galantes et rancunières qui joignent à une férocité extraordinaire d’incroyables ardeurs amoureuses. Lucrèce Borgia en est une et Marguerite de Bourgogne en est une autre. À la psychologie de la femme, qu’il estimait conventionnelle, le romantisme avait substitué celle de la