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l’on visite, — jolies descriptions de Naples, Pompéi, Pestum, Palerme, Tunis, Kairouan, Alger, etc., — Delbray, devenu moins timide, d’une part se déclare enfin, d’autre part donne à Mme de Lérins ces menues preuves, et décisives, d’amour, qui sont les attentions multipliées et constantes ; d’autre part encore, sur quoi l’auteur n’a peut-être pas assez insisté, décrit Mme de Lérins à elle-même physiquement et moralement telle qu’il la voit, telle qu’il l’imagine, telle qu’il la « cristallise ; » et cela encore est une preuve d’amour.

Mais : « décidément il m’aime et je l’aime, se dit Mme de Lérins, et même il m’aime passionnément et je l’aime à la passion. Mais il y a quelque chose de terrible. C’est un imaginatif, c’est un cristalliseur ; il me voit mille fois plus belle et, ce qui est plus grave, il me voit mille fois meilleure, mille fois plus parfaite, si l’on peut ainsi parler, que je ne suis. Quand c’est comme cela, il y a dans l’avenir de telles déceptions, de telles décristallisations, de tels écroulemens, que c’est à un épouvantable désastre que l’on court. Ce n’est pas à dire qu’il m’aime trop pour que je l’épouse ; non ; mais il me voit trop en beau pour qu’il n’y ait pas risque de complet malheur à l’épouser. »

Ainsi raisonne Mme de Lérins. Remarquez qu’elle n’est pas une jeune fille, qu’elle a vingt-cinq ans, qu’elle a été mariée cinq ans, qu’elle peut se connaître et qu’elle est de celles, très rares, qui se connaissent.

En conséquence, non pas de ses raisonnemens, car on ne fait rien par suite de raisonnement, mais de la terreur que l’avenir lui inspire, elle fuit à l’anglaise, et, qui pis est, à l’américaine, écrit à Julien qu’elle s’est trompée, qu’elle ne l’aime pas, quitte brusquement l’Amphisbène, à qui elle ressemble, je veux dire qu’elle ressemble à l’animal du même nom, et rentre précipitamment en France. Delbray tombe dans un profond désespoir.

La moralité est très juste. « Connais-toi toi-même, » disait Socrate. Il ne parlait pas aux amoureux. Si vous voulez vous laisser aller à l’amour, ne vous connaissez pas vous-même ; ignorez-vous avec le plus grand soin. Il n’est pas inutile, non plus, d’ignorer le partenaire. Mais cela avait été dit. Ignorez-vous vous-même est plus nouveau et il est très juste, profondément juste. Un des ennemis de l’amour, c’est la modestie. Un de plus ! En a-t-il ! Beaucoup, oui.

L’originalité de cet aimable ouvrage est très piquante et l’art