Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/907

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans aucune âme la vertu n’avait été « sentie » plus belle ni plus enivrante. Mais cette « vertu » si passionnément chérie, il ne l’a jamais pratiquée : « Ce mot de vertu, disait-il lui-même, signifie force ; il n’y a pas de vertu sans combat. » Or Rousseau a presque toujours déserté la bataille, et n’a guère connu d’autres vertus que les vertus « négatives, » d’abstinence et d’acceptation. Cet éternel révolté est, au fond, un résigné, qui a subi par nonchalance, sinon sans déplaisir, « le pesant joug de la nécessité, sous lequel il faut que tout être fini ploie. »

Ce sentiment de la nécessité, cette timidité paresseuse devant l’obstacle, ont amené le révolutionnaire Jean-Jacques à se rallier, dans la pratique, aux solutions les plus conservatrices. Son premier Discours est un réquisitoire contre les sciences et les arts, mais il voit le remède dans les Académies ; le Discours sur l’inégalité semble prêcher d’une façon diffuse un égalitarisme anarchique et fainéant ; sa conclusion, c’est que, tout pouvoir venant de Dieu, il faut remercier le ciel, qui a mis hors de contestation l’autorité du souverain ; la Nouvelle Héloïse proclame les droits de la passion, et recommande la fidélité conjugale ; le Vicaire savoyard détruit toute révélation, et invite son catéchumène à garder la religion de ses pères. Le Contrat social est âprement républicain, mais confirme tous les gouvernemens ; les Lettres de la Montagne sont un appel à la guerre civile, et se terminent par des conseils de temporisation. A cet égard, sa correspondance est bien significative : ses consultations particulières sont encore plus prudentes et plus timorées que ses consultations générales, comme si les solutions énergiques effrayaient davantage son indolence, à mesure que les problèmes se faisaient plus voisins et plus précis. C’est Voltaire qui parlera pour Calas, et Rousseau, le protestant, l’affamé de justice, qui se dérobera. Pour les autres, comme pour lui, son remède favori est le remède paresseux : la résignation.

Là est la source profonde de ses soi-disant contradictions[1], que tous ses adversaires, et dès son premier Discours, ont eu tant de plaisir à souligner. Mais, pour y relever de véritables contradictions, il faudrait se borner à lire ses œuvres toutes brutes, en se désintéressant de l’âme ardente, où elles ont été formées, et, en quelque sorte, vécues. Ne parlons plus de ses

  1. C’est une idée que M. Lanson a bien mise en valeur dans sa remarquable conférence des Hautes Études sociales sur l’Unité de la pensée de Rousseau.