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que la vie mondaine irrite ; comme presque tous, l’orgueil, plus ou moins discret, d’appartenir à un peuple privilégié, de présenter au monde le type humain dans sa perfection : « Le Genevois, a-t-il dit lui-même, se sent naturellement bon ; » et cette conscience indestructible a été le fond de sa philosophie.

Cependant, si c’est dans les limites de la pensée genevoise que la pensée de Rousseau s’est développée, elle a son fond ailleurs : c’est d’ailleurs que lui sont venus sa force, sa couleur et son accent. Rousseau est citoyen de Genève ; mais, dans cette Genève républicaine, où l’orgueil de la naissance n’est pas inconnu, n’oublions pas qu’il n’est qu’un plébéien. Derrière lui, dans son ascendance paternelle, il ne peut montrer que des horlogers, un tanneur, un petit libraire, qui est aussi un marchand de vin. Après avoir failli s’élever d’un degré avec le grand-père David, la famille Rousseau, malgré quelques alliances honorables, est redevenue peuple. Jean-Jacques est un ouvrier : « La nature, dit-il lui-même, n’en a fait qu’un bon artisan... Une des choses dont il se félicite est de se retrouver dans sa vieillesse à peu près au même rang où il est né. Le sort l’a remis où l’avait placé la nature. « Ce fils d’un horloger a débuté comme apprenti graveur, et fini comme copiste « à tant la page. » Bernardin de Saint-Pierre l’admirait sur ses vieux jours apportant à son métier « toute l’honnêteté d’un ouvrier de bonne foi. » — « Je suis fils d’un ouvrier et ouvrier moi-même, lui répondait Rousseau ; je fais ce que je fais dès l’âge de quatorze ans. » Sa vie tout entière a été celle d’un artisan ambulant. « L’artisan ne dépend que de son travail, a-t-il écrit dans une page où il a mis un accent de fierté personnelle, il est libre, aussi libre que le laboureur est esclave... Partout où l’on veut vexer l’artisan, son bagage est bientôt fait ; il emporte ses bras et s’en va. » Ainsi s’en est allé Jean-Jacques, « partout où l’on a voulu le vexer, » partout où « la ligue » a essayé de l’enserrer et de le faire prisonnier, emportant avec lui ses bras..., et son génie en guise d’outil.

Mais, pour que l’ouvrier soit heureux, il faut qu’il reste parmi ses compagnons. Sa sociabilité naïve devient vite gaucherie et timidité douloureuse, dès qu’elle ne s’épanouit plus dans son milieu naturel. L’ouvrier est embarrassé, quand il se trouve dans un salon. Sa fierté alors s’effarouche, prend des pudeurs excessives, et se fait grossière, de peur de paraître asservie. Il y a quelque chose de ce sentiment dans le dédain si réel, mais