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et la victime, il n’en est pas qui ait été plus souvent raconté et commenté que celui de l’Ermitage. Nous sommes las de voie toujours reparaître les mêmes figures, Mme d’Epinay, Mme d’Houdetot, Grimm, Saint-Lambert, Diderot, et les Levasseur. Cependant nous ne parvenons pas à nous entendre sur « ce complot » ou sur ce lamentable quiproquo. Les uns continuent à exalter Diderot, les autres à justifier Rousseau, tous, ou presque tous, à batailler avec passion. Mme Macdonald nous a fait voir les vilains tripatouillages dont les soi-disant Mémoires de Mme d’Epinay gardent encore la trace, et les a pour toujours discrédités ; mais de cette découverte elle a tiré des conclusions imprudentes. Le récit de M. Ritter me paraît, en toute cette affaire, le plus équitable et le plus exact, mais il y reste encore des points obscurs. Il faudrait arriver à la pleine lumière : c’est ici le tournant décisif de sa destinée. Le jugement d’ensemble que l’on doit porter sur Jean-Jacques dépend beaucoup du résultat de cette enquête.

Car l’essentiel, en toutes ces recherches, n’est pas tant de fixer un fait, que d’arriver à mieux comprendre, grâce à ces précisions nouvelles, une des âmes les plus déconcertantes et les plus troublantes de l’histoire humaine, et, au travers de cette âme, quelques-uns des livres qui ont le plus fortement ému la conscience moderne. Mais, en dépit des lacunes qui subsistent dans cette histoire, nous en savons assez déjà pour comprendre que la vie et l’œuvre de Rousseau sont indissolublement liées, ou plutôt que l’œuvre est encore la vie, la vie toute tumultueuse et toute bouillonnante. A ne regarder le système de Rousseau que d’un point de vue intellectuel, on risquerait de se heurter aux contradictions apparentes des conséquences et même des principes. Il faut le replacer dans la vie intégrale ; et, pour reprendre le dédoublement des Dialogues, il faut rapprocher Rousseau de Jean-Jacques. Tout Rousseau est expliqué par Jean-Jacques, tout le système est expliqué par l’homme, par les qualités de la race, les habitudes du milieu social, la tyrannie d’un tempérament que rien n’a discipliné et dont l’infortune a exaspéré les ardeurs maladives ; tout est expliqué, sauf la violence de cette poussée intellectuelle et sentimentale qui est la secousse même du génie. Mais, du moins, les manifestations diverses en deviennent ainsi plus cohérentes ; et l’on comprend mieux l’action d’une doctrine, quand elle est l’épanouissement douloureux de toute une vie.