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autres disent, voici ce que moi je pense, et, surtout, je sens. Mais, le plus souvent, il se contente de copier sans commentaire ce qui lui parait le plus remarquable dans le livre qu’il a entrepris. C’était, si nous l’en croyons, une vieille habitude, car, à Turin déjà, l’abbé Gaime « lui faisait faire des extraits de livres choisis. » Il continua plus tard ; et l’auteur d’Emile copiait des « morceaux choisis » comme un collégien appliqué. Il copie du Montaigne, du Vauvenargues, du Marivaux, du Haller, soit ; mais il copie tout aussi diligemment trois grandes pages d’un sermon du jeune Moultou sur le luxe. Rien ne prouve mieux, semble-t-il, la candeur et l’ingénuité foncière de cette intelligence. Malheureusement, de ces cahiers d’extraits, si précieux pour le commentaire de Jean-Jacques, aucun de ceux qui nous ont été conservés ne parait remonter au delà de 1750 ; ils nous font connaître ses lectures à une époque où, sans être encore pleinement lui-même, il avait déjà la plupart de ses idées. Ce qu’il serait infiniment désirable de retrouver, ce serait ses cahiers de jeunesse, car c’est alors qu’il a fait les lectures décisives. S’il a beaucoup lu à Genève, étant adolescent, si même ces premières lectures ont pu laisser en lui des formules et des images durables, ce n’en étaient pas moins des lectures de fortune, où il épuisait au hasard la bibliothèque de sa mère et la boutique de la Tribu. Plus tard, à Paris, devenu, « pour son malheur, un homme de lettres, » il parcourra bien des livres que ses relations ou les caprices de la mode lui imposeront. Mais le jeune homme des Charmettes s’est fait une bibliothèque choisie ; méthodiquement il a voulu demander aux livres, à quelques « bons livres, » la connaissance de l’univers et la règle de la vie. Ces livres qu’il a, pour ainsi dire, découverts, que souvent il s’est à grand’peine procurés, et qu’il lit dans la solitude, sans que rien s’interpose entre lui et eux, deviennent, en quelque sorte, ses amis, ses maîtres, et presque des accapareurs de sa conscience. Les conseils qu’il en reçoit tombent dans une âme ardente, perpétuellement vibrante, où toutes les impressions sont des émotions, et qui prend toute chose, la vie comme les idées, les idées plus encore peut-être que la vie, non pas seulement au sérieux, mais au tragique. Pour une âme comme celle-là, les lectures sont des événemens, et les plus importans de tous, ceux dont la répercussion se prolonge davantage. Le Jean-Jacques d’alors, c’est celui qui, à une méchante représentation d’Alzire par une