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hésitations de « pensée » sont rares. Tout entier au sentiment qui l’emporte, il ne connaît, pour aller au but, d’autres incertitudes que celles de l’expression. Il nous apparaît, dans ses manuscrits, comme un des artisans de style les plus consciens et les plus tenaces que notre littérature ait produits. On le voit se relire sans cesse, faire chanter la musique de ses phrases, se donner à lui-même des conseils et des approbations. Par exemple, sur une page déjà imprimée de La Nouvelle Héloïse, il écrit, à une nouvelle lecture : « Trop de participes en ant ; » sur un brouillon d’une lettre de Saint-Preux : « Plus simplement, sans exclamation, et finir par les idées de la mort ; » ou encore, dans le plus ancien manuscrit d’Emile : « Retranscrire tout ce discours, et le mettre mieux en ordre, mieux raisonné ; » et il ajoute avec un sourire de complaisance : « Ce discours peut être rendu fort beau. » Il écrira même au bas d’une lettre de Julie cet aveu d’un artiste amoureux de son œuvre : « Je ne la relis jamais sans plaisir. » Je ne voudrais pas transformer Rousseau en un Flaubert ; et les premiers brouillons de Rousseau, si raturés qu’ils soient, si horrifiques même qu’ils apparaissent de place en place, n’offrent pourtant pas l’inextricable fouillis des premiers manuscrits de Bouvard et Pécuchet ou de Madame Bovary. Néanmoins, ils témoignent d’un art très volontaire, et qui est rarement satisfait du premier jet. L’éloquence de Rousseau, pour tumultueuse qu’elle soit, est une éloquence savante et disciplinée. Ses émotions s’expriment d’abord lourdement, avec une gaucherie embarrassée. C’est par des concentrations et des allégemens successifs qu’il arrive à trouver, pour ses ironies, ses ardeurs ou ses amertumes, cette brièveté nerveuse, cette flamme aiguë qui les rend conquérantes. On s’aperçoit aussi que, dans ses élans les plus instinctifs en apparence, il garde un souci très vif de l’harmonie. Que de fois les point se changent en pas, et les pas en point, pour faire une phrase plus ronde et mieux (‘équilibrée ! Souvent, du reste, il y a dans ces hésitations autre chose qu’un scrupule d’art : c’est l’incertitude maladive d’une volonté impuissante à se fixer. On le voit effacer pour reprendre, effacer et reprendre encore, pour revenir, après dix tâtonnemens, à sa première formule. Les manuscrits de Rousseau, à une époque où il n’est pas encore le malade des dernières années, trahissent déjà son aboulie.

Mais cet admirable écrivain français n’est pas un écrivain parisien ;