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désertion. Elle me plongea quelques secondes dans une cruelle perplexité. Que faire ? A une attaque motivée, j’aurais répondu vertement et châtié l’insulteur ; mais que riposter à une attaque muette et masquée ? Prendrais-je l’offensive ? Tomberais-je dans le traquenard ? Me donnerais-je l’odieux de ne paraître penser qu’à moi en un aussi pressant péril de la patrie ? Était-ce l’heure de courir après celui qui fuyait, de le souffleter, de démontrer qu’il n’était qu’un drôle ? Allais-je réfuter comme ayant été dit ce qui ne l’avait pas été ? D’ailleurs, par quels argumens aurais-je établi que nous n’étions pas incapables ? Expliquerais-je que ce n’était pas le Ministère qui avait fait perdre les batailles de Wœrth et de Forbach ; que les généraux, dont l’impéritie les avait fait perdre, Failly et Frossard, étant des généraux de cour, choisis en dehors de toute intervention du Cabinet, ce n’était pas à nous, arrivés de la veille aux affaires, qu’il fallait s’en prendre si véritablement nous n’étions pas prêts ? Pouvais-je révéler la cause réelle de nos défaites, étaler le spectacle lamentable de nos misères de Metz, de ce pauvre Empereur malade, de ces généraux démoralisés, de ces soldats dont on usait l’ardeur en leur refusant le combat, de cette victoire qui s’était, offerte et qu’on n’avait pas saisie ? Pouvais-je répéter à la Chambre, à la France, à l’Europe ce que j’avais dit librement au Conseil, et contresigner ainsi en quelque sorte, l’acte de déchéance de Jules Favre et Kératry ? Je ne pouvais prononcer une parole de justification qui ne retombât sur l’Empereur comme une lourde accusation, et c’est précisément ce qui donnait à l’attaque dirigée contre nous son caractère de lâcheté. Du reste, devant l’apostasie de ce troupeau, qui avait tant aboyé après moi lorsque je résistais à l’irréflexion de sa passion belliqueuse et qui aboyait encore plus lorsque cette guerre, la sienne et non la mienne, tournait mal, je ressentais un tel dégoût que je n’aurais su proférer que des paroles de mépris, soulever des colères, amener des ripostes brutales, et je voulais que quelqu’un, au moins, conservât sa dignité dans cette honteuse journée. Amené devant le prévaricateur Ponce Pilate, le Juste s’était tu, tacebat. Incriminé devant ces prévaricateurs, résolus à nous frapper pour s’innocenter, je trouvai un conseil dans cet auguste exemple et je me tus, tacebat. Du reste, je faisais de nécessité vertu, car aurais-je uni à l’éloquence de Démosthène celle de Mirabeau et de Berryer, je ne serais pas parvenu à