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II

Depuis le matin, les dispositions de l’Impératrice, qui jusque-là nous avaient été bienveillantes, ne l’étaient plus. Elle avait vu clairement qu’il existait désormais un dissentiment inconciliable entre elle et moi, et qu’il fallait, ou que je cessasse d’être ministre ou qu’elle cessât d’être régente, puisque l’exigence principale de ma politique était désormais le retour de l’Empereur. Cette exigence avait été rejetée par le Conseil, mais en mon absence. L’Impératrice avait éprouvé, dans toutes ses négociations avec moi, que je n’abandonnais guère mon avis, et elle présumait que je reviendrais à la charge ; de plus, elle redoutait les mesures vigoureuses que nous voulions exécuter, et dont Pietri, manquant au secret promis, l’avait instruite. « Je ne veux pas, avait-elle dit, qu’une goutte de sang français soit versée pour notre cause sur mon ordre. » Puis elle avait ajouté : « Et les représailles[1] ? »

Enfin, sous l’influence de Rouher, grandissante à mesure que la malheureuse femme avait besoin d’être plus soutenue, elle s’était décidée, malgré sa nature chevaleresque, à adopter la vile politique des boucs émissaires. Déjà elle s’était jetée dans ce système avec impétuosité à propos de Le Bœuf ; maintenant elle ne fermait plus l’oreille à ceux qui lui disaient qu’un bouc émissaire civil était également indispensable et que ce bouc émissaire était naturellement moi. Elle aurait peut-être hésité à nous abandonner si elle n’avait entrevu comme notre successeur possible que ce Trochu dont elle se défiait si justement. Mais elle avait sous la main Palikao, l’ami de Persigny ; on le lui présentait comme le sauveur assuré qui relèverait nos affaires et rendrait la victoire à nos drapeaux, et elle délibérait dans une salle reculée du palais, accessible seulement à ses confidens, pendant qu’au Corps législatif mes ennemis et même mes amis, jusque-là dévoués, préparaient la coalition qui devait me jeter par terre.

  1. Ce mot m’a été répété par la princesse Mathilde. Le fait est confirmé dans les Souvenirs de Mlle Carette, lectrice de l’Impératrice, t. II, p. 174. « M. Emile Ollivier voulait, après avoir obtenu le retour de l’Empereur et dans la nuit même, faire arrêter tous les chefs de l’opposition. Les mandats d’arrêt étaient préparés. L’Impératrice s’y refusa. »