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de la Société : de la même façon que nous voyons Gladstone, en 1843, se scandaliser d’un passage de la Bible en Espagne où l’auteur nous explique en ces termes l’impression réconfortante que lui a procurée sa visite à la grande Mosquée de Tanger : « J’ai regardé autour de moi, cherchant des yeux la chose abominable, et je ne l’ai pas trouvée : aucune gueuse écarlate ne trônait là dans une niche, avec une couronne de faux or, et tenant dans ses bras un hideux avorton. »

Car il en est de la Bible en Espagne, et un peu encore de Lavengro, comme de ces lettres de Borrow à la Société Biblique. La ferveur anglicane s’y manifeste surtout par de fréquentes injures contre le catholicisme ; et souvent, comme je l’ai dit, ces injures plus ou moins grossières, flanquées d’une profession de foi protestante ou même, au besoin, d’une pieuse invocation à la « Divinité, » surviennent d’une façon tout à fait imprévue, parmi des récits d’aventures éminemment « profanes, » et parfois. les moins « édifiantes » qu’on puisse imaginer. A l’ordinaire, maintenant, Borrow ne se soucie plus de ses sentimens religieux ; il s’abandonne de nouveau tout entier à ses penchans et à ses goûts d’autrefois, qui le porteraient bien plutôt à concevoir toutes choses ainsi que les conçoivent ses amis les Bohémiens, sous l’aspect d’une comédie ou, si l’on veut, d’un rêve de hasard, sans que ce jeu incessant d’ombres fugitives méritât que l’on prît la peine d’en rechercher l’origine ni l’objet final. Un « païen : » tel est toujours apparu l’auteur de Lavengro à ses admirateurs ; et peut-être même l’un des attraits les plus puissans de ce livre lui vient-il, précisément, de la tendance naturelle de Borrow à dépouiller l’univers de toute signification religieuse ou métaphysique, pour n’y voir jamais qu’une série d’incidens, tragiques ou risibles. Mais quand, après cela, l’ancien « missionnaire » de la Société Biblique se rappelle brusquement qu’il est un « chrétien, » aucune hypocrisie ne lui est nécessaire pour épancher la ferveur de sa piété anglicane. N’est-ce pas en effet à son anglicanisme qu’il a été redevable de Tune des plus exquises joies de sa vie de lutteur et d’aventurier : la joie de pouvoir, pendant quatre années, là-bas, sous un ciel et parmi des sites merveilleux, en compagnie d’intrépides contrebandiers ou de gitanes libres de scrupules, vendre des Nouveaux Testamens non annotés, jusque dans des cours de presbytères, jusque sous des porches d’églises « papistes ? »


T. DE WYZEWA.