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ne procurait pas seulement au jeune homme un repos de corps et d’esprit très précieux, après de longs mois de courses, d’agitations, et d’alarmes incessantes : elle lui offrait encore l’occasion d’ « évangéliser, » — disait-il, — ou en tout cas de fréquenter et d’observer de très près quelques-uns des échantillons les plus caractéristiques d’une classe sociale qui, de tout temps depuis sa première enfance, avait eu pour lui un attrait merveilleux. N’eût-ce été le petit ennui de ce que la langue espagnole qualifie discrètement de miseria, et dont ni toutes les poudres insecticides ni le changement complet de son linge une ou deux fois par jour ne réussissaient à le préserver, George Borrow aurait considéré comme le temps le plus heureux de sa vie entière ces douze jours passés à la Carcel de la Corte de Madrid, en compagnie d’une foule de brigands tout remplis des plus nobles sentimens de fierté et d’honneur.

Il y avait même, parmi ces compagnons de captivité du jeune « missionnaire, » un Français de Bordeaux, âgé de plus de soixante ans, « un homme long et maigre, qui se tenait à l’écart des autres prisonniers et restait pendant des heures appuyé contre un mur, les bras croisés, regardant tristement ce qui se passait autour de lui. » Un jour, Borrow s’était risqué à l’aborder, en lui offrant un cigare. Le prisonnier lui avait d’abord lancé un coup d’œil féroce ; puis, soudain, ses traits s’étaient éclairés d’un aimable sourire, et il avait accepté le cigare en disant : Merci beaucoup, monsieur ; mais c’est faire trop d’honneur à un pauvre diable tel que moi ! Et comme Borrow, en un français irréprochable, faisait valoir auprès de lui sa propre qualité d’étranger : Ah ! monsieur, s’était écrié le Bordelais, vous avez bien raison ! Il faut que les étrangers se donnent la main dans ce pays de barbares ! Ainsi s’était engagée une conversation de plus en plus intime, où le prisonnier français s’était plaint de l’ignorance et de la mauvaise éducation des Espagnols, comme aussi de leur scandaleuse immoralité, avait raconté à Borrow quelques épisodes de ses campagnes au service de Napoléon, lui avait affirmé sa sympathie pour l’Angleterre, et, interrogé sur le motif de son incarcération : Bah ! avait-il répondu, ils m’ont fourré ici pour rien du tout, c’est-à-dire pour une bagatelle ! Après quoi, dès que le cigare avait été entièrement fumé, l’étrange personnage s’était de nouveau assombri, avait repris peu à peu son attitude hostile ; et Borrow, désormais, n’avait plus échangé un seul mot avec lui. Du moins avait-il eu l’occasion d’apprendre par ailleurs ce qu’était au juste cette « bagatelle » qui, un mois plus tard environ, allait valoir au prisonnier français d’être exécuté sur l’une des places