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de rompre, — car j’étais plongé dans une véritable stupeur, et avais presque l’idée de me trouver en présence de fantômes habitant l’antique palais, — le bossu a fait un pas en avant des autres visiteurs, et m’a dit, d’une voix très douce au timbre argentin : « Señor Cavalier, est-ce vous qui avez introduit ce livre dans les Asturies ? » J’ai alors supposé que c’étaient les autorités civiles de l’endroit, venues pour s’emparer de ma personne et pour me mettre sous bonne garde. Me relevant de mon siège, je me suis écrié : » Oui, certes, c’est moi, et je me glorifie de l’avoir fait ! Ce livre est le Nouveau Testament de Dieu : je souhaiterais qu’il fût en mon pouvoir d’en introduire ici un million ! — Et moi aussi, je le souhaiterais de tout mon. cœur ! » a répondu, avec un soupir, le petit personnage. « N’ayez point d’appréhension, seigneur cavalier, — a-t-il repris, — ces messieurs sont mes amis ! Nous venons d’acheter ces volumes dans la boutique où vous les avez déposés, et nous avons pris la liberté de venir vous faire visite, pour vous remercier du trésor que vous nous avez apporté. J’espère qu’il vous sera également possible de nous fournir l’Ancien Testament ? » J’ai répondu que j’étais désolé d’avoir à lui dire que, quant à présent du moins, il m’était absolument impossible de satisfaire son désir, attendu que je n’avais pas d’exemplaires de l’Ancien Testament en ma possession ; mais que je ne désespérais pas de pouvoir bientôt en recevoir d’Angleterre. Après quoi ; le petit homme m’a fait toute sorte de questions touchant mes voyages bibliques et mes succès en Espagne, en ajoutant qu’il espérait bien que notre société ne manquerait pas de prêter une attention toute particulière aux Asturies, dont il m’assurait que nul autre terrain n’était plus favorable pour notre œuvre dans toute la Péninsule. Et puis, au bout d’une demi-heure environ de conversation, il m’a dit tout d’un coup, en langue anglaise : Good night, sir ! s’est enveloppé de nouveau dans son grand manteau, et est sorti solennellement comme il était venu. Ses neuf compagnons, qui jusque-là n’avaient pas ouvert la bouche, ont tous répété : Good night, sir ! et, s’enveloppant de leurs manteaux, sont sortis à sa suite.


Mais cette fois-ci, à Madrid, aucun doute n’avait été possible sur la qualité du visiteur que Borrow avait accueilli de la manière qu’on a vue : si bien que, le lendemain, 1er mai 1838, l’audacieux agent de la Société Biblique se laissa emmener sans résistance, par deux gendarmes, à la Prison de la Cour, où on lui donna pour demeure « une chambre vaste et haute, mais absolument dépourvue de tout mobilier à l’exception d’une énorme cruche de bois pleine d’eau. » Il est vrai que, dès le même soir, moyennant la dépense de quelques reals, la chambre se trouva très suffisamment meublée ; et lorsqu’un attaché de l’ambassade anglaise vint s’entendre avec le prisonnier sur les démarches à faire en vue de sa délivrance, il lui fallut presque se quereller avec George Borrow pour obtenir qu’il consentît à protester contre la prétendue illégalité de son arrestation. Le fait est qu’elle