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L’homme qui osait traiter ainsi l’un des plus hauts fonctionnaires espagnols, représenté par son agent officiel, et qui ne craignait pas d’ « insulter personnellement l’Espagne tout entière, » — suivant la naïve expression de Don Pedro Martin de Eugenio, — était un jeune Anglais d’environ trente-cinq ans, George Borrow, que la célèbre Société Biblique de Londres avait envoyé en Espagne dès l’automne de 1835 afin d’y répandre des traductions « non annotées » de la Bible, et en particulier du Nouveau Testament. « Non annotées, » cela signifiait au fond : protestantes, car on sait que le Concile de Trente avait interdit aux catholiques la lecture de toute traduction des Écrits Saints où ne se trouverait pas un copieux appareil de notes et de commentaires, interprétant chaque verset des textes sacrés selon la véritable doctrine de l’Église. Aussi, malgré tous les efforts de George Borrow lui-même et des autres représentans ou protecteurs de la Société Biblique pour convaincre le gouvernement espagnol du caractère purement « chrétien » de l’entreprise du jeune distributeur de Nouveaux Testamens, celle-ci avait-elle bientôt été dénoncée de toutes parts comme une campagne foncièrement « subversive, » ayant pour objet de détacher le peuple espagnol de son ancienne foi catholique. A maintes reprises déjà, depuis près de trois ans qu’il allait de ville en ville et de village en village, vendant à très bas prix ses Évangiles « sans notes » sous le nez des autorités civiles et religieuses, Borrow avait couru le risque de recevoir des visites comme celle que lui avait faite, en effet, dans sa boutique et son appartement privé de Madrid, don Pedro Martin. Voici, par exemple, de quelle façon il avait raconté naguère, le 29 septembre 1836, dans une lettre adressée à la Société Biblique, une « étrange aventure » qui venait à l’instant de lui arriver :


Je vous écris cette lettre de l’antique cité d’Oviedo, dans une chambre immense, très pauvrement meublée, et située tout au fond du recoin le plus extrême d’une ancienne posada qui jadis a été un palais des comtes de Santa-Cruz. Il est dix heures passées de la nuit, et la pluie s’abat en torrens sur le toit et les fenêtres de ma chambre. Tout à l’heure, je me suis arrêté d’écrire en entendant des pas nombreux sur l’escalier sonore qui conduit à mon appartement. Puis l’on a violemment ouvert la porte de ma chambre, et neuf hommes de haute taille sont entrés, précédés par un petit personnage bossu. Tous les dix étaient enveloppés jusqu’aux yeux dans de longs manteaux espagnols : mais j’ai sur-le-champ reconnu à leur attitude que c’étaient des caballeros, ou gentilshommes. Ils se sont placés en file devant la table près de laquelle je me tenais assis ; et puis, d’un mouvement soudain et simultané, tous les dix ont rejeté leur manteau sur l’épaule, et m’ont fait voir que chacun d’eux tenait dans sa main un livre, — un livre que je connaissais parfaitement. Après un silence que je me sentais incapable