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sens, la volupté, le sourire, oui, le fameux sourire, celui que vous savez, profond et mystérieux. Sur les lèvres de Zerline, la main de Mozart, aussi délicate que celle du Vinci l’a tracé, et puisque nous pouvons entendre encore « Batti, batti, bel Masetto, » le ravisseur de Monna Lisa ne nous l’a pas dérobé tout entier.

Il est dans Don Juan certaine page, le sextuor, où plus qu’en aucune autre la vérité des caractères non seulement se manifeste, mais se transfigure par la beauté de la pure musique, et cela malgré l’invraisemblance, voire l’absurdité de la situation. Le lieu de la scène, dit le livret, est une cour du palais du Commandeur. Drôle de palais, où l’on entre comme dans un moulin ; où se retrouvent, de nuit, six personnages qui n’ont pas dû s’y donner rendez-vous. Passe pour don Ottavio et doña Anna, l’un reconduisant l’autre chez elle. Mais Zerline et Masetto, celui-ci battu et content ! Et doña Elvire, au bras de Leporello, qu’elle croit don Juan ! Tout cela n’est guère explicable. Mais la musique, sans rien expliquer, ennoblit tout. Là où manque la vérité matérielle, elle crée la vérité supérieure, idéale. Pour que doña Elvire, en si pitoyable posture, échappe au ridicule, il suffit d’une phrase, la première, où la dignité de la femme, de la grande dame, relève et sauve la situation. Voici maintenant don Ottavio, toujours empressé, convenable et galamment consolateur ; doña Anna, magnifiquement plaintive, Leporello paillard et tremblant, Zerline et Masetto rieurs. La musique de nos six personnages, réunis au hasard, est fidèle à chacun et fidèle à tous ensemble. Avec cela, supérieure à chacun et à tous, elle est musique pure, désintéressée, absolue, symphonie admirable d’instrumens et de voix. Dans son lumineux commentaire de Don Juan, Gounod a bien montré les deux aspects du chef-d’œuvre et du génie de Mozart : « Ce qu’on ne saurait trop remarquer, ou trop essayer de faire comprendre, ce qui fait de Mozart un génie absolument unique, c’est l’union constante et indissoluble de la beauté de forme et de la vérité d’expression. Par la vérité, il est humain ; par la beauté, il est divin. Par la vérité, il nous touche, il nous émeut, nous nous reconnaissons tous en lui et nous proclamons par là qu’il connaît vraiment bien la nature humaine, non seulement dans ses différentes passions, mais encore dans la variété de forme et de caractère qu’elles peuvent affecter. Par la beauté, il transfigure le réel, tout en le laissant entièrement reconnaissable ; il l’élève et le transporte, par la magie d’un langage supérieur, dans cette région lumineuse et sereine qui constitue l’Art, et dans laquelle l’Intelligence revit, avec la tranquillité de la vision, ce que le cœur a ressenti dans le trouble de la passion. »