Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/601

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la pure essence de la Déesse qu’elle adore sans la comprendre ; mais le prêtre la repousse d’un geste véhément : « Ton désir est un sacrilège, — lui dit-il ; — satisfais-toi avec la science que tu possèdes ! » Et Salammbô tombe sur ses genoux ; elle sanglote, écrasée par la parole du prêtre, pleine à la fois de colère contre lui, de terreur et d’humiliation.

Ne serait-ce que pour mieux sentir ce qu’il y a de profondément humain et d’universel dans ce caractère de Salammbô, qu’on lise, dans la Correspondance, ce passage d’une lettre adressée par Flaubert à une vieille fille de ses amies, laquelle était inquiète, comme la fille d’Hamilcar, et dévorée par la même curiosité de savoir. Flaubert, l’aumônier des Dames de la Désillusion, comme il aimait à s’appeler, lui répond à peu près dans les mêmes termes que Shahabarim, le grand prêtre de Tanit : « Avez-vous tout étudié ? Etes-vous Dieu ? Qui vous dit que votre jugement humain soit infaillible ? que votre sentiment ne vous abuse pas ? Comment pouvons-nous, avec nos sens bornés et notre intelligence finie, arriver à la connaissance absolue du vrai et du bien ? Saisirons-nous jamais l’absolu ? Il faut, si l’on veut vivre, renoncer à avoir une idée nette de quoi que ce soit. L’humanité est ainsi, il ne s’agit pas de la changer, mais de la connaître. Pensez moins à vous. Abandonnez l’espoir d’une solution. Elle est au sein du Père. Lui seul la possède et ne la communique pas. Mais il y a, dans l’ardeur de l’étude, des joies idéales faites pour les nobles âmes. Associez-vous par la pensée à vos frères d’il y a trois mille ans ; reprenez toutes leurs souffrances, tous leurs rêves, et vous sentirez s’élargir à la fois votre cœur et votre intelligence ; une sympathie profonde et démesurée enveloppera, comme un manteau, tous les fantômes et tous les êtres. Tâchez donc de ne plus vivre en vous... » Et ailleurs il lui disait encore : « Soyez donc plus chrétienne et résignez-vous à l’ignorance ! » — « Satisfais-toi, — disait le prêtre de Tanit, — avec la science que tu possèdes ! » C’est la même pensée, c’est presque la même phrase ! Elle résume peut-être, avec les lignes précédentes, tout le sens symbolique de Salammbô.


Nous voici au cœur du sujet. Ecartons maintenant l’accessoire, oublions les théories d’art de Flaubert, son érudition et sa philosophie, laissons dans l’ombre les substructions de l’édifice